Delphine Gibassier - La comptabilité fait sa révolution verte - USI 2023
Dans le processus de bifurcation des modèles d’affaires, il va sans dire que nous allons devoir rendre des comptes. Justement, c’est précisément tout le travail de Delphine Gibassier, experte en comptabilité et reporting non-financier. Lors de son talk à USI, Delphine donne à l’auditoire un objectif ambitieux : devenir bilingue en comptabilité du développement durable. Chiche ?
La comptabilité multi-capitaux : une utopie ?
Pour Delphine Gibassier, il est essentiel de comprendre le pouvoir de la comptabilité afin de s’engager dans une transformation des modèles d’affaires. Pour ce faire, elle propose de revenir en arrière afin de donner la définition suivante de son domaine d’expertise : « la comptabilité est une pratique calculatoire qui délimite le terrain de jeu et définit les règles du jeu ».
Delphine Gibassier poursuit sa démonstration en pointant le paradoxe suivant : quand une entreprise utilise de l’eau d’une rivière pour produire, on ne la voit pas dans la comptabilité. En revanche, si l'entreprise vend cette même eau, elle apparaît alors dans le bilan de l’entreprise. La comptabilité, conclut-elle « rend visible et invisible ».
La comptabilité du développement durable telle qu’elle existe aujourd’hui se construit dans une logique incrémentale : on se mesure par rapport à une année de référence ou par rapport aux pairs. Or, comme le développe Delphine Gibassier, il faut au contraire contextualiser la performance. La valeur systémique ne peut être créée que lorsque les résultats d’un modèle d’entreprise maintiennent les stocks et les flux de capitaux dans les limites de leur capacité de charge. Pour le dire plus simplement, la comptabilité doit prendre en compte les limites planétaires pour avoir une vision d’un budget global. Par ailleurs, les indicateurs de développement durable doivent se mesurer en unités physiques, pas en euros.
Envisager une autre comptabilité
Dans le processus plus large de transformation des modèles d’affaires, Delphine Gibassier invite la comptabilité à s’armer de nouveaux récits pour rendre compte de la nature, via les histoires, la musique, les films ou d’autres communications culturelles. Par ailleurs, les comptabilités sont produites par des organisations qui se trouvent essentiellement au cœur du problème de la durabilité : nous avons donc besoin de « contre-comptes » pour se faire une idée des multiples facettes de la performance globale d’une entreprise.
De même, Delphine Gibassier défend une « comptabilité multi-niveaux » afin d’intégrer les défis auxquels sont confrontés les individus et les entreprises, qu’il s’agisse de la sécheresse, la pollution, ou encore des inondations. Une autre piste de transformation est à chercher du côté de la comptabilité éco-féministe, à savoir une comptabilité « multiple, sans débits ni crédits », qui ne se préoccuperait pas du profit, mais des dons, de ce qui a été donné.
Utiliser la comptabilité financière comme cheval de Troie
La comptabilité financière telle qu’elle existe aujourd’hui délimite et sépare. Pour Delphine Gibassier, il existe un danger majeur à ce que la comptabilité environnementale soit instrumentalisée : « si elle va dans le sens des entreprises et que celles-ci continuent d’encourager la profanation de la planète, alors nous devrons conclure que notre comptabilité environnementale fait peut-être plus de mal que de bien. »
Une des dérives de cette comptabilité consiste à faire rentrer les multiples facettes de la nature dans des cases, ce qui conduit à une marchandisation de la nature. L’exemple le plus parlant de cette dérive est la mise en place de systèmes de comptabilisation du carbone : « on a rendu le CO2 commensurable, on a permis qu’il devienne un objet de transaction ». Dans ces règles du jeu, les individus sont contraints de se retirer des relations affectives avec la nature (l’exemple le plus absurde étant le cas des « impact bonds » sur la conservation des rhinocéros).
Une des solutions à envisager serait alors d’intégrer à la comptabilité des écritures non financières où un budget serait calculé pour chaque limite. Dès lors que la limite est dépassée, on pourrait alors parler de « faillite environnementale »
La comptabilité pour piloter l’avenir
« Si la comptabilité financière est faite pour étudier le passé, la comptabilité du développement durable nous permet de piloter l’avenir ». Il est possible d’adopter une orientation à long terme grâce à deux outils : les Science Based Target ainsi que les analyses de scénario.
Plus largement, il faut transformer les systèmes informatiques, les standards et les équipes finance et élargir la fonction de Chief Value Officer. « Le CFO devra devenir un “crossover CFO” », et acquérir de nouvelles compétences en sciences naturelles et sciences sociales, conclut-elle.
Take Away
La comptabilité financière ne permet pas de rendre compte du réel impact d’une entreprise sur son environnement.
La comptabilité environnementale comporte le risque d’être instrumentalisée.
Une des dérives de cette comptabilité consiste à attribuer une valeur monétaire à la nature et donc à la marchandiser. C’est par exemple le cas du marché du CO2.
Pour rendre compte de la notion de limite, il faut intégrer à la comptabilité des écritures non financières.
Afin de piloter l’avenir, le CFO devra ouvrir sa fonction et acquérir de nouvelles compétences en sciences naturelles et sciences sociales.