Elisabeth Grosdhomme-Lulin : La démocratie est-elle soluble dans le numérique ?
Politique et numérique, vers un sursaut citoyen ?
Dans notre société en perpétuelle numérisation, les données ont déjà révolutionné de nombreux secteurs à l’image des services, de la finance, des transports, ou de la santé. La politique pourtant, semblait jusqu’ici être hermétique à ces changements fondamentaux. Le numérique, et plus particulièrement l’utilisation des datas, offre cependant une opportunité de réinventer l’engagement politique.
Selon Elisabeth Grosdhomme-Lulin, cet engagement est mis à mal par la montée de l’abstention, la progression des extrêmes et l’apparition de la politique en dehors des institutions spécialisées, à l’image des mouvements Nuit Debout ou Les Indignés. Cependant, bien que fatigués par un sentiment d’inefficacité générale, les électeurs n’entendent pas tourner le dos aux problématiques politiques. La preuve avec l’essor des civic techs qui traduit une fervente volonté de s’impliquer dans la vie publique de la part des citoyens.
Le boom des civic techs
Elisabeth Grosdhomme-Lulin résume les civic techs en des start-ups qui s’emploient à « mobiliser le potentiel numérique pour réinventer notre manière de s’engager ». Parmi ces entreprises citoyennes, relevons par exemple la plateforme de consultation Change.org qui propose aux internautes de s’exprimer au travers de pétitions en ligne. Récemment, la pétition baptisée « Loi travail non merci » a ainsi recueillie 1 million de signatures en à peine 10 jours. Dans cette même veine de démocratie participative, voxe.org, un comparateur de programmes politiques offre une plus grande lisibilité des propositions des candidats et la primaire.org, un organisme mis en place à l’occasion de la présidentielle 2017 entend lutter contre le monopole des partis politique à présenter des candidats en organisant une primaire ouverte à tous où chaque citoyen peut candidater.
À l’international, Elisabeth Grosdhomme-Lulin prend pour exemple l’Islande et sa constitution révisée en 2008 lors d’une opération de crowdsourcing. Suite à la crise financière et le démantèlement de trois des plus grandes banques nationales, des millions d’épargnants se sont retrouvés ruinés, entrainant un discrédit et une méfiance à l’encontre de la classe politique. Pour créer la nouvelle constitution, 950 personnes tirées au sort sont invitées à en imaginer les valeurs, 25 autres citoyens rédigent ensuite pas moins de 12 versions du texte, chacune soumise aux commentaires de 3600 internautes. Cette nouvelle constitution est adoptée par référendum en 2012. Autant d’initiatives dont la liste, loin d’être exhaustive, témoigne d’un activisme et d’une mobilisation réels autour de l’utilisation des datas en politique.
Un système limité
Si l’essor des civic techs et de leur utilisation se démontre de jour en jour, Elisabeth Grosdhomme-Lulin doute cependant de leur capacité à façonner une ligne politique tant les résultats sont encore timides. Le bel exemple de la constitution islandaise perd tout son poids lorsque l’on apprend que faute de ratification par le parlement, le texte fut abandonné. Du côté de change.org, il est peu probable que le million de signataires électroniques contre la Loi « El Khomri » provoque une quelconque réaction au sein du gouvernement. Enfin si LaPrimaire.org peut se targuer d’avoir réuni 26 000 adhérents en deux mois d’activité, nous sommes encore loin des 100 000 inscrits nécessaires pour entamer une mise en action. Des débuts hésitants qui s’expliquent selon Elisabeth Grosdhomme-Lulin par la dimension communautaire de ces initiatives. On y discute entre personnes du même avis et toute opinion divergente peut être perçue comme un troll et est aussitôt expulsée. Un problème majeur pour la CEO de Paradigmes et caetera pour qui « la politique c’est apprendre à discuter avec des gens qui ne sont pas d’accord. »
Les datas au service du principe de réalité
Selon Elisabeth Grosdhomme-Lulin, c’est notre capacité à collecter et traduire des données qui amènera un changement au sein de nos institutions. Elle évoque ainsi Boston, ville pionnière en matière de smart cities. Sur un site dédié mis en place par la municipalité, les habitants sont appelés à se prononcer sur le degré de performance des services de la ville. Entretien de le voirie, criminalité, délais d’obtention d’un permis de construire, ramassage des ordures… Chaque problématique est continuellement évaluée par les citoyens qui donne une note inférieure à 1 en cas de déceptions et de réclamations, égale à 1 si les engagements des institutions sont respectés et supérieure à 1 si leurs attentes sont surpassées. Une logique de discussion permanente avec l’électorat qui impose aux élus une « discipline politique ». Terminées les promesses de campagne non tenues, l’honnêteté et l’efficacité des candidats se vérifient en temps réel. Autre exemple, le projet de taxation des logements vacants à Paris. Suite à une étude de la consommation électrique de ses biens immobiliers supposés inoccupés, les services publics ont réalisé que ce parc d’habitations vides était dix fois plus petit qu’ils ne l’imaginaient. L’application d’une telle taxe devenait donc inutile. Une autre illustration de l’usage décisif du diagnostic numérique dans l’action politique qui permet de baser les idées sur des faits pour anticiper et répondre au mieux aux besoins des citoyens. « La politique est essentiellement une confrontation de valeurs […] la question est de savoir comment ces valeurs confrontent le réel » conclut Elisabeth Grosdhomme-Lulin.
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