Interview Eric Biernat : "L’intelligence artificielle nous donne un miroir non politisé de notre société. Au lieu de la faire taire, écoutons-la !"
Pour ouvrir dès aujourd’hui le débat sur l’Intelligence Artificielle qui se tiendra mardi 26 juin entre Yann Lecun, Joëlle Pineau et Cédric Villani, nous nous sommes naturellement tournés vers Eric Biernat, Directeur Big Data Analytics chez OCTO qui nous a livré, en toute transparence, les sujets et les questions qui lui semblent incontournables pour tirer le meilleur parti de cette Open Discussion.
Eric, tu es chez OCTO depuis plus de 10 ans. Mais à ce moment on parlait à peine de Big Data et encore moins d’Intelligence Artificielle… Comment en es-tu arrivé à cette expertise ?
J’ai une formation Ingénieur (ndlr : Centrale Paris) et en 2010, je cherchais à revenir sur l’expertise et je me cherchais mon sujet. Je voyais plusieurs choses intéressantes dans la promesse du Big Data… alors je me suis dit GO ! J’ai repris mes cours de maths/stats, je me suis remis au code, j’ai pris une bonne quinzaine de cours sur les Coursera & co et j’ai commencé à arpenter les compétitions de Data Sciences sur Internet (ex : Kaggle). Je me suis pris au jeu et c’est vite devenu une réelle passion, ce qui m’a permis de prendre les tous premiers wagons autour des sujets de Data Sciences. Et comme le sujet balbutiait chez OCTO, j’ai bénéficié d’un momentum parfait. Aujourd’hui, j’ai la chance de diriger une équipe de 40 Datageeks tous aussi passionnés par les sujets de Big Data Analytics qui mêlent Architecture/Technologie et Science, avec ce focus tout particulier autour de l’Intelligence Artificielle.
L’IA tout le monde en parle mais peu en font vraiment, qu’est-ce qui te passionne encore aujourd’hui ?
Bien entendu, l’IA est remplie de challenges techniques, scientifiques et méthodologiques, qui tous nécessiteraient plusieures vies pour être correctement adressés ! Mais j’ai envie de m’attarder sur le facteur humain.
Je place l’Intelligence Artificielle dans les grandes révolutions de l’humanité, aussi importante que l’écriture ou l’imprimerie. Pourquoi ? Parce que l’IA oblige l’humanité à se poser un tas de questions sur elle-même. Notamment sur ce à quoi on utilise notre propre cerveau, sans doute la plus belle “machine” de l’univers. Je trouve que nous pourrions être plus respectueux vis-à-vis de nos neurones. Quand je pense qu’on utilise encore du temps de cerveau pour conduire une voiture pendant 8h sur l’autoroute A6, ça me déprime ! Nous construisons donc des technologies qui vont permettre de libérer une quantité phénoménale de temps cognitif. Qu’allons-nous faire de ce temps ? C’est une question majeure pour la bonne cohabitation homme/machine.
Je trouve que nous pourrions être plus respectueux vis-à-vis de nos neurones.
Bien entendu, côté verre à moitié vide, il y a les craintes que suscite l’IA sur le quotidien des gens.
A y regarder de plus près, les révolutions industrielles ont permis entre autres de supprimer des tâches pour l’homme souvent ingrates ou indignes de nos muscles. Globalement, cela a été bénéfique, même s’il y a eu les laissés pour compte. La révolution IA permettra, elle, de remplacer des tâches indignes de notre cerveau comme évoqué plus haut, mais on peut légitimement s'interroger sur le risque de la création d’un monde à deux vitesses. Entre ceux qui font l’Intelligence artificielle (et plus globalement le digital) et ceux qui la subiront.
Si je reprend la même image, la révolution industrielle avait une promesse simple : je donne de mon temps/énergie à l’entreprise et elle me donne de l’argent pour vivre.
Aujourd’hui, avec la révolution IA, je ne donne plus mon temps/énergie mais ma donnée (celle-ci étant la matière première de l’IA) et, en échange, on me donne des services, ce qui est bien pratique et utile, mais qui ne me permet pas de vivre !
Comment les opportunités et richesses créées par l’IA vont bénéficier globalement à l’humanité ? Voilà une autre question majeure pour la bonne cohabitation homme/machine.
On parle beaucoup d'IA dans la presse généraliste. Quels sont les sujets qui te paraissent mal traités aujourd'hui et sur lesquels il conviendrait d'avoir un avis éclairé de nos experts ?
Le premier qui me vient à l’esprit, c’est ce qu’on lit souvent autour des risques de l’IA et de son éthique : l’IA est raciste, l’IA est misogyne, l’IA est ceci…Pour que l’IA soit raciste ou misogyne, encore faudrait-il qu’elle ait une conscience, ce qui est loin d’être le cas ! Ne soyons pas trop sévères avec l’IA. Bien souvent, elle ne fait que répéter sa leçon, celle que NOUS lui avons apprise. Ce n’est pas l’IA qui est biaisée, c’est nous encore une fois ! Et finalement, on nous demanderait de trouver une réponse algorithmique à des problèmes aussi importants que le racisme ou la misogynie. Je n’aime pas cette idée. Ces débats sont extrêmement bruités par le politiquement correct et cela peut nuire à avoir pleinement conscience du chemin qu’il nous reste à parcourir, car nous n’avons pas aujourd’hui une image claire de notre ennemi. L’IA est franche et n’a pas d’agendas cachés. Il y a forcément un côté dérangeant, mais c’est parce que l’IA nous donne un miroir non politisé de notre société. On n’améliore que ce qu’on mesure et à ce titre, je la trouve utile pour nous aider à correctement identifier nos propres biais. Au lieu de la faire taire, écoutons-la…
Ne soyons pas trop sévères avec l’IA. Bien souvent, elle ne fait que répéter sa leçon, celle que NOUS lui avons apprise.
Le second “piège” que je vois en ce moment est de ne pas voir l’IA dans son ensemble. Prendre un seul focus est trompeur. Mon intime conviction, c’est qu’on ne peut pas parler sérieusement d’IA sans prendre en compte tous ses aspects : scientifiques, techniques, organisationnels et sociétaux. Les recherches et la réflexion sur l’IA ne se résument pas à une élite scientifique au profil académique, ni aux politiques qui souhaitent réguler… C’est beaucoup des codeurs et d’informaticiens. Pour moi, c’est une matière plus informatique que cognitive en réalité. C’est la mise en commun de ces talents qui fera qu’on appréhendera bien l’IA en France.
Ce n’est pas non plus une simple affaire de plateforme et plus globalement de technologies. On voit depuis quelque temps des acteurs arriver en France (venant pour beaucoup des US mais bientôt de Chine sans doute), qui proposent finalement d’outsourcer nos projets d’IA dans des plateformes toutes faites. Je ne peux pas être aligné avec ce comportement. Forcément, je suis un peu agacé quand je vois des grands groupes français se fendre de communiqués de presse vantant l’acquisition de telle ou telle plateforme, comme si ça y était, le sujet IA était réglé pour eux !
Nous bénéficions d’un alignement des planètes parfait en ce moment : puissance de calculs, données à foison, technologies ouvertes et de plus en plus matures, je pense que dorénavant, l’intelligence artificielle est avant tout une histoire de talents. Ça tombe bien, des talents, on en a en France ! Et ce n’est certainement pas Yann LeCun qui dira le contraire : si les Géants du Web viennent chez nous pour ce type de recherches, il y a bien une raison…
Le titre de l’Open Discussion est “Des IA et des Hommes : Quelles perspectives pour chacun ?” Qu’est-ce que cela t’évoque ?
Le titre me parle. Il est prometteur car il suggère qu’il y a des zones d’ombres sur lesquelles s’attarder… Très honnêtement, je suis à la fois excité et effrayé par l’IA. L’IA met un accent encore plus fort sur les inégalités induites par le digital. On ne passe pas assez de temps pour expliquer à l’immense majorité de l’humanité ce qu’il va se passer très prochainement. Et je pense que c’est sans doute la première question que je poserais aux experts de cette Open Discussion :
Est-ce que l’IA ne crée pas un monde à deux vitesses entre ceux qui la pensent et ceux que la subissent ?
Bonne entrée en matière ! Que poserais-tu comme question plus directement à Cédric Villani, Yann Lecun ou Joëlle Pineau ?
Je suis très impressionné par le parcours du pionnier Yann Lecun. Je considère son apport à l’IA moderne inestimable. Pour lui et Joëlle Pineau, je m’attacherai à leur demander comment ils vivent cette révolution. Cet emballement sur l’IA, sert-il ou dessert-il la recherche et tous ceux qui travaillent dessus ? Ont-ils les mêmes libertés sur ces recherches qu’il y a 20 ans ? Ces sujets ne deviennent-ils pas plus court-termistes ? Finalement, regrettez-vous l’époque de l’IA dans le laboratoire et pas soumise à la tempête médiatique ?
Pour Cédric Villani, je l’interrogerai forcément sur son nouveau rôle au sein du gouvernement. Je pense que c’est une chance inouïe d’avoir un des cerveaux les plus brillants de notre époque au coeur même des débats importants que suscitent l’IA. Mais les logiques capitalistes du monde économique dans lequel nous évoluons me font me poser des questions sur la capacité de l’IA à se placer au centre des enjeux gouvernementaux. En d’autres termes, Cédric Villani se sent-il écouté lorsqu’il adresse ce message au gouvernement ? N’a-t-il pas peur que les sujets technologiques, qui remontent au gouvernement, n’aient pas les mêmes résonnances que les sujets plus court-termistes et plus conformes à la logique électorale?… Comment va-t-il éviter que son sujet ait la même destinée que l’écologie, où tout le monde s’accorde sur le message sans mettre en place d’actions concrètes satisfaisantes ?
Le mot de la fin ?
Je pense que j’aimerais savoir ce qu’ils répondraient individuellement à cette dernière question : quelles sont les limites que vous vous donneriez sur l’IA ? Vous êtes-vous déjà posé la question ? Quand est-ce qu’on se dit qu’il est temps d’arrêter les recherches ?
Dans un contexte de guerre commerciale entre les continents sur le sujet de l’IA, ces réponses, ce sont à eux de les donner.