Interview Emmanuel Jaffelin : "La force du gentil, c'est d'être un métier à tisser"
La gentillesse, oui mais pourquoi ?
Depuis quelques années, la gentillesse a mauvaise presse. Lorsqu'on dit de quelqu'un qu'il est gentil, on sous-entend en réalité qu'il est faible d'esprit. Pourtant "gentil" vient du mot latin "gentilis" qui signifie "noble".
Pourquoi nous sommes-nous autant écartés de la définition première ? En quoi la gentillesse est-elle bienfaitrice à notre époque ? Emmanuel Jaffelin, philosophe et écrivain, répond à nos questions avant de répandre par petites touches sa gentillesse le 7 Juin à USI 2016.
Est-ce que la gentillesse est une valeur interculturelle ? Est-ce que ce qui est perçu comme telle dans une culture peut l’être de la même manière dans une autre ?
Ah c’est une vraie question ! Les mots sont souvent intraduisibles. Je suis germaniste et lorsque Raphael Enthoven m’avait invité pour faire une première émission sur la gentillesse, j’étais ravi mais en même temps je savais que le mot latin « gentilis » n’existait pas en allemand. Toute la richesse de ce mot, sa polysémie qui est porteuse de valeurs civilisationnelles, est intraduisible en allemand. Pourtant l’Allemagne est un pays frontalier avec la France. En revanche les valeurs qui sont énoncées, et qui ne peuvent pas être résumées en un mot d’une langue à l’autre, se partagent.
Pour répondre d’une deuxième manière à votre question, il faut savoir que les Japonais ont créé une Journée de la gentillesse durant l’une des plus belles années de ce siècle... puisque c’est celle de mon année de naissance en 1963 ! Cette journée de la gentillesse s’est répandue dans plusieurs pays, qui ont intégré un « World Day of Happiness ». C’est le 13 novembre, qui malheureusement cette année a été l’objet d’un attentat à Paris…
A-t-on besoin d’être formaté pour être gentil ? Ou est-ce vraiment un trait naturel, une valeur ancestrale que l’on a oubliée ?
Les deux mon capitaine ! Dans le domaine de l’empathie, nous ne sommes pas égaux. Vous mettez certaines personnes devant un fait divers filmé, elles vont fondre en larmes. Alors que d’autres resteront indifférentes. Il y en a encore d’autres que ça va exciter, parce qu’ils sont sadiques. Nous ne sommes pas égaux.
En revanche, ce qui peut ramener tout le monde à la gentillesse, c’est la réflexion. Elle permet de montrer la force qui s’y trouve !
Pour moi, la gentillesse c’est deux choses. Premièrement, c’est une morale impressionniste, qui procède par petites touches. On parle toujours des peintres qui remplissent la toile, mais le charme des toiles impressionnistes, c’est qu’il y a du blanc. Lorsqu’ils ont commencé à peindre, les impressionnistes étaient considérés comme de piètres artistes. Mais quand on s’éloigne, les petites touches créent un mouvement, une dynamique... et cela crée une vision très énergique.
C’est ça, la gentillesse : par petites touches, on sème quelque chose qui va tapisser la société et qui va se transmettre.
Cette morale impressionniste par petites touches se distingue, sans s’y opposer, aux morales impressionnantes. Les morales impressionnantes, ce sont celles que j’enseigne : les grandes sagesses de l’Antiquité et toutes les morales qui sont portées par les religions – que ce soient les trois monothéistes où les autres. Dans un monde qui voit monter l’athéisme ou l’agnosticisme, la gentillesse est une sorte de relais dans la pratique quotidienne. Elle permet de relier les gens entre eux sans passer par une religion.
La deuxième chose, c’est que la gentillesse est une morale du pouvoir et non pas du devoir. C’est une morale du pouvoir, parce que je suis gentil quand je veux, quand je peux, mais pas quand je dois.
Un exemple tout simple, pour dire que parfois on n’est pas gentil, mais pas méchant pour autant : une femme salariée, caissière dans un hypermarché, est en retard parce qu’il y a eu un accident dans un RER. Elle sort de la bouche du RER et tombe sur un touriste qui lui demande son chemin. Elle lui répond « Non, excusez-moi, demandez à quelqu’un d’autre, je n’ai vraiment pas le temps ». Elle n’a pas cassé le vase de Soisson ! Elle n’a pas été méchante mais elle a considéré qu’il n’y avait pas en elle la ressource nécessaire pour aller rendre service. Car ce petit service lui aurait occasionné un retard plus grand et une sanction financière peut-être encore plus grande. Voilà pourquoi la gentillesse est une morale du pouvoir.
Mais on découvre aussi un vrai pouvoir en disant « oui ».
On s’aperçoit qu’en rendant service à quelqu’un, on fait comme le chevalier au Moyen-âge ; on se met à genoux pour être adoubé du plat de l’épée. Par le regard et le remerciement de la personne à qui vous avez rendu service, vous êtes élevé moralement et spirituellement. Lorsque quelqu’un vous dit « Merci, c’est gentil », il vous dit « Merci, vous êtes noble ». C’est un petit acte mais c’est un acte par lequel vous avez manifesté une noblesse spirituelle et je crois que c’est très important dans le monde dans lequel nous vivons.
C’est presque absurde de dire à des adultes « Soyez gentils entre vous ! ». Est-ce que ça ne les infantilise pas un peu ? Comment instaure-t-on la gentillesse, en particulier en entreprise ?
C’est vrai que lorsqu’on dit à un enfant « sois gentil », sous entendu « calme toi », c’est la définition la plus pauvre de la gentillesse.
Le terme a une étymologie complexe. « Gentil » vient du latin « gentilis » qui veut dire noble, qui désigne celui qui est bien né. Le christianisme reprendra ce terme pour désigner « celui qui n’est pas chrétien », le mécréant, emprunt d’une certaine crédulité. On retrouve ici toute l’ambiguïté du terme. « Gentil » c’est le noble. Mais lorsqu’on dit à quelqu’un qu’il est «trop gentil » cela veut en réalité dire « tu es gentillet », sous-entendu : « tu es faible psychologiquement ». Nous sommes victimes de cette ambiguïté du mot. Il faut le ramener à son premier sens, la noblesse. Qui n’est pas une noblesse de naissance mais une noblesse d’essence, d’aisance.
Effectivement, dire à des adultes qu’ils sont gentils peut leur faire croire qu’ils sont infantilisés, ou sous tutelle. Ils sont en réalité déjà sous tutelle d’une idéologie ; celle du « tout à l’égo », qui sous-tend que tout doit être ramené à soi. Il faut leur faire comprendre que quand on est gentil, on s’ouvre à autrui. Et quand on s’ouvre à autrui on fait de vraies expériences.
La première expérience qu’on découvre, c’est qu’on est un métier à tisser. C’est une vraie force. Les gens méchants sont des gens vides. Ils ont besoin, pour se remplir, de prendre et de faire tomber. Et ils finissent par tomber eux-mêmes puisque « méchant » vient du mot « méchoir » qui signifie « mal tombé » ! Le méchant est donc quelqu’un de très faible mais qui ne passe pas comme tel parce qu’il est agressif, et qu’on n'a pas envie d’être agressé. Les fondements de sa méchanceté sont une faiblesse psychique. Le gentil, au contraire, est fort parce qu’il est plein. Il va donner des petites touches de sa plénitude comme Debussy, Proust ou Bergson, ces grands artistes de l’impressionnisme. Ces petites touches vont élever la personne à qui l’on rend service.
La force du gentil c’est d’être un métier à tisser. Il tisse du lien.
La deuxième expérience que fait le gentil, c’est qu’il prend une chose qui est le « goût des autres ». Le goût de soi est important, mais c’est superficiel. Quand le gentil découvre le goût des autres, il découvre qu’il tisse davantage encore ce lien avec autrui. S’il approfondit et va aller encore plus loin, et il découvre une troisième expérience : que le « moi » n’existe pas, qu’il s’agit d’une pure invention culturelle. D’ailleurs, il y a plein de langues qui n’ont pas le pronom personnel « je ».
Cette expérience philosophique, extatique, morale, vous permet de vous construire en vous déconstruisant, en déconstruisant l’égo.
Je distingue par ailleurs le « gentil » du « saint ». Le gentil, c’est celui qui donne ponctuellement par petits bouts. Il renseigne quelqu’un un jour, il prête de l’argent, il rend des petits services. Le saint, c’est celui qui donne tout le temps, c’est quelqu’un qui a compris qu’il était donation. C’est un vrai effort individuel, mais aussi un effort culturel à faire. Et ce n’est pas facile ! Un jour, dans un Salon du Livre, il y avait à côté de moi un moine des quartiers Nord de Marseille. Avant d’être moine, il était un prédateur, trader à la City. Il a compris un jour qu’il y avait autre chose dans la vie que le fait de prendre et d’accumuler. Il avait compris qu’il y avait aussi le fait de donner et de tisser.
La vraie force n’est pas dans la prédation, puisque c’est le propre du méchant, mais dans la donation.
Est-ce que cette culture de la gentillesse est compatible avec le management traditionnel qui est justement tourné vers le « moi », l’égo, à travers une structure très pyramidale ?
Si vous parliez à un Japonais, il vous dirait : « C’est quoi le moi ? ».
Je ne veux pas valoriser le Lean Management ou le Toyotisme, où on utilise le salarié pour qu’il ait une initiative sur tout pour faire avancer la totalité de l’entreprise. Mon discours est un peu autre et mon management moins oriental, même s’il prend en compte le Tahoisme.
Je pense que l’entreprise est vraiment en train de changer pour une raison simple : le politique a perdu de sa substance. L’homme politique n’a plus de pouvoirs. Je pense qu’il en a conscience, mais qu’il ne le dit pas forcément parce qu’il a besoin que les gens votent pour lui ! L’année dernier, pendant le mois d’août, François Hollande a dit : « Je vais baisser les impôts… ». J’ai monté le son de ma radio, et là il a complété « ...si le chômage baisse ». J’ai éteint ma radio car je savais qu’il n’a pas les moyens de faire baisser le chômage.
L’économie est toujours en premier. Et ce qui est premier dans l’économie ce n’est pas un ministère, ce sont les entreprises. C’est tout le tissu de PME en France. L’entrepreneur doit comprendre qu’il a deux finalités. La première c’est de faire de la croissance (et ça c’est non négociable). La deuxième, d’envisager l’entreprise comme une matrice de sociabilité. Si l’ambiance est délétère, cela va se répandre à l’extérieur. Si au contraire l’entrepreneur a compris que son entreprise n’était pas une famille, mais un lieu social où il doit entretenir une bonne ambiance, il va s’apercevoir que cette bonne ambiance va avoir des conséquences positives pour la croissance de l’entreprise. Même si ce n’est pas la cause unique, elle va irradier à l’extérieur. Il y a des salariés qui viennent sur leur lieu de travail avec la boule au ventre et qui repartent à moitié détruit, avec le burnout et la dépression. Il y en a d’autres qui y vont avec légèreté et la joie de vivre et même s’ils ont des enfants difficiles ou un conflit avec leur conjoint. Moi qui vais quasiment toutes les semaines en entreprises, je m’aperçois que les PDG, les DRH et les managers ont presque tous consciences qu’ils ont un rôle à jouer. Un rôle social et politique, mais qui n’est surtout pas celui de l’exploitation de l’homme par l’homme.
C’est un début ! Quel rôle doit jouer la technologie dans cette équation ? Vous intéressez-vous à une technologie en particulier ?
Je suis addict du vélo, je ne sais pas si vous trouvez que c’est une technologie. Du scooter aussi. J’ai abandonné ma voiture que je trouvais complètement ringarde, et ce depuis les années 70. Les automobilistes sont dans les bouchons, et le mérite des deux roues c’est justement de ne pas rester prisonnier des bouchons.
Ce qui me plaît dans la technophilie c’est la fluidité.
Dans un monde où le trafic est encombré, tout ce qui fait qu’on peut aller vite, je trouve ca génial !
Pensez-vous que la gentillesse et les réseaux sociaux sont une compatibilité impossible ?
Non, pourquoi vous diriez ça ?
Parce que cachées derrière leur écran, les personnes ont tendance à se lâcher parfois un peu trop... Et oublier que derrière un autre écran, il y a une autre personne, vivante et vibrante.
Oui, mais je crois que c’est parce que c’est récent. Quand on va voir toutes les traces négatives de soi que l’on laisse sur les réseaux sociaux, je pense que les nouvelles générations (c’est à dire les adolescents qui ont découvert ça) qui seront alors parents mettront très vite leurs enfants en garde ! On gardera ce qu’il y a d’intelligent et d’harmonieux, d’empathique dans cette utilisation là. La communication, l’échanges des savoirs, les liens…
Pour le moment, on est en train de découvrir un nouveau silex et c’est normal qu’on tape dessus un peu fort.
Je pense qu’il y aura une autorégulation assez naturelle et du bon sens sur l’image que l’on veut donner de soi. On se lâchera donc beaucoup moins.
Que devrait-on justement transmettre aux générations futures, qui vous semble indispensable ?
Une chose évidente : l’amour. C’est difficile parce qu’on est tellement dans l’amour de soi qu’on ne comprend pas que l’amour c’était donner et non pas ramener à soi. Une fois qu’on l’a compris, c’est assez facile.
C’est votre première venue à la conférence USI. Qu’en attendez-vous ? Est-ce que vous vous êtes un peu renseigné sur la conférence en amont ?
Pas encore, mais je vous garantis que je vais m’y préparer comme un militaire qui va à un combat ! Ce qui est un peu paradoxal, parce que l’idée c’est de transmettre de la douceur... Mais dans ce genre d’endroit et sur un temps imparti, il y une part de mise en scène. C’est le paradoxe du comédien : il faut être tout sauf soi-même. Je vais me préparer un canevas, mais j’aime beaucoup l’improvisation. Il faut que je sois capable de changer de ton ou de contenu à un moment donné si je sens que la salle est en train de s’endormir... ou si au contraire elle est pétillante, éveillée !
L’idée c’est de montrer que la gentillesse est dynamique. Je vais équilibrer la partie théorique et la partie anecdotique, la partie objective et la partie subjective. Parce qu’après tout, ce n’est pas un savant qui parle, c’est un homme.
Qui aimeriez-vous voir à l’USI cette année ou dans les années à venir ?
Je n’ai pas de noms précis, plutôt des idées de contenus… Comme faire parler des gens sur la fin du conflit actuel. J’allais à Lille hier et la Gare du Nord était en branle bas de combat parce que personne ne pouvait aller à Bruxelles (ndlr : l’inteview a été menée quelques jours après les attentats du 22 mars, à Bruxelles).
Je pense qu’USI a aussi un rôle politique à jouer : la conférence peut devenir une tribune pour des gens qui offrent des outils pour nous sortir de ce merdier… Il faudrait trouver quelques personnes qui ont de bonnes idées pour faire bouger ce terrain glissant sur lequel on est parti. Et nous aurions tout intérêt à ce que ça ne nous prenne pas deux décennies !
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