Portrait de Leila Janah : "Ce qu’on ne peut pas faire avec des structures physiques, nous le faisons avec le digital."
Ce contenu a été initialement publié sur le site internet de Forbes France.
Fondatrice de Samasource et LXMI, l’entrepreneure Leila Janah a peaufiné, au gré de ses pérégrinations, une manière totalement novatrice d’aborder les thématiques de l’humanitaire et du caritatif engoncées dans un modèle sclérosé, en rendant aux populations les plus vulnérables les clés de leur destin via le digital. Leila Janah sera d’ailleurs présente à Paris les 19 et 20 juin prochain où elle interviendra lors de la conférence USI (Unexpected Sources of Inspiration), une des conférences les plus inspirantes en Europe.
« En envoyant simplement de la nourriture et des vêtements à ces personnes, nous soulageons sans doute notre conscience mais nous les privons de ce que tout un chacun aspire : avoir un travail, gagner de l’argent, décrocher diverses opportunités d’apprendre, aller à l’école et ainsi de suite. Nous n’entendons pas les véritables besoins de ces gens-là ». Le constat est implacable de lucidité, et, forte de ce postulat, Leila Janah s’évertue à faire bouger les lignes dans le domaine des aides internationales en redonnant aux principaux concernés la maîtrise de leur existence. Objectif affiché : les extirper de cette position attentiste en étant essentiellement tributaire du bon vouloir des pouvoirs publics locaux. Et c’est peu dire que la sémillante entrepreneure, née à New York il y a 34 ans, maîtrise son sujet, elle qui, dès les prémices, s’est battue pour réussir. « J’ai été acceptée à Harvard mais ma famille ne disposait pas de suffisamment de ressources pour subvenir à mes besoins à l’université et j’ai dû, comme beaucoup, travailler en dehors de mes heures de cours pour pouvoir payer mes études. J’avais trois jobs différents à cette époque », souligne la jeune femme.
Au-delà de son cas personnel sans commune mesure par rapport à ce qu’elle va découvrir tout au long de ses moult périples, Leila Janah a déjà à cœur de s’intéresser aux autres et à la manière dont ils vivent. Elle est ainsi rapidement sensibilisée aux problématiques de l’humanitaire – et confrontée à leurs limites – lors d’un voyage d’un mois dans un village reculé du Ghana, avant justement de rejoindre Harvard. Une révélation. « Cela m’a vraiment aidé à être sûre de ce que je voulais faire plus tard ». Et déjà, les premières interrogations commencent à poindre. « Je me demandais pourquoi cette communauté était si pauvre alors que tout le monde travaillait dur dans les fermes et les champs. Certains d’entre eux allaient vendre de petits objets et de la nourriture au bord de la route. Ils avaient instauré un petit système de commerce à leur échelle, sauf que personne ne gagnait plus de 2$ par jour ». Mais la dignité de ses hommes et de ses femmes suscite l’admiration de Leila Janah. « C’était particulièrement désarçonnant de voir ces gens vivre dans de telles conditions, tout en étant heureux, souriants, et accueillants ».
« Je devais trouver les réponses »
Si la frustration est immense, Leila Janah n’est pas une femme à demeurer et à se complaire dans le constat d’urgence. Elle se met rapidement en quête de solutions et laboure de nombreuses terres de réflexion pour tenter de trouver – à son échelle – des alternatives aux solutions humanitaires dites classiques. « J’ai donc décidé d’étudier l’économie du développement pour pouvoir véritablement comprendre le problème. Pourquoi, par exemple, les gens sont si pauvres alors qu’ils sont résolument demandeurs d’un travail et ne ménagent pas leur peine ? Ou encore : quel impact a eu le colonialisme sur le seuil de pauvreté de ces pays ? À ce stade, je ne pouvais plus ignorer ces questions, il fallait que je trouve les réponses ». Or, aucune d’entre elles ne se trouvent dans la quiétude et le confort américains, et « la réalité du terrain » rattrape Leila Janah qui a, chevillée au corps – et au cœur -, cette volonté indéfectible de comprendre. « À partir de là, je passais tous mes étés à faire des stages en Afrique ou en Asie pour essayer d’aborder et d’apprécier, sous différents angles, la globalité du problème. Je travaillais avec des ONG d’autres organismes humanitaires, puis j’ai commencé à travailler pour La Banque Mondiale ».
L’horizon commence peu à peu à s’éclaircir. Comme évoqué en préambule, les fonds de diverses associations – avant redistribution – passent entre les mains des potentats locaux. Une manne qui – sauf rare exception – n’arrive jamais dans les villages les plus reculés du continent noir. « En envoyant des biens ou des dons dans ces pays, mais en ne s’y rendant jamais, les occidentaux ne se rendent pas compte qu’en face d’eux, la misère humaine est réelle. Le fait que ces gens n’ont pas les mêmes besoins que nous ne traverse pas l’esprit de ces grandes organisations, le but étant juste de se donner bonne conscience en envoyant ici et là, des fonds ou des denrées alimentaires ». Au gré de ses observations, Leila Janah – qui se rêvait initialement biologiste marin et voue une admiration sans borne au Commandant Cousteau – cisèle sa réflexion et esquisse les contours, les balbutiements même, d’un modèle plus vertueux.
« Quand les gens commencent à gagner de l’argent, ils réinvestissent le fruit de leur travail à une échelle locale, surtout les femmes. Elles investissent, en effet, près de 90% de leurs potentiels bénéfices dans leur famille et leur communauté, l’éducation de leurs enfants, la nourriture, et ainsi de suite. La meilleure stratégie de développement que les aides internationales peuvent fournir est de donner un travail à ces femmes afin qu’elles puissent gagner de l’argent, et les laisser le gérer comme elles l’entendent », diagnostique Leila Janah. Samasource est sur rampe de lancement et sortira finalement de terre en 2007. L’idée est simple : alors que les « produits physiques » peuvent rencontrer une multitude de problèmes, notamment d’acheminement, la « matière digitale » s’affranchit, de facto, de ce genre de considérations. « Tout ce dont vous avez besoin c’est d’électricité pour avoir une connexion internet, et même cela, nous pouvons l’obtenir grâce à l’énergie solaire. Ce qu’on ne peut pas faire avec des structures physiques, nous le faisons avec le digital ».
Concrètement, quelle est la mission de Samasource et la « fiche de poste » de ses employés ? Ces derniers, après une formation, travaillent sur des projets développant des technologies pour divers secteurs d’activité, comme les voitures autonomes. Autre exemple de tâche : l’étiquetage et l’identification d’image (Image Tagging), très important dans le domaine du digital, notamment pour les jeux vidéo (Kinect pour Xbox par exemple). En résumé, Samasource envoie à de grosses firmes les données nécessaires au “machine learning”. Diverses missions relativement simples et qui remettent l’humain au cœur du dispositif, mettant ainsi un terme à « l’attente » ou l’attentisme. Même si les débuts sont évidemment compliqués, les mentalités n’évoluant pas aussi rapidement que le digital. « Les premières années ont été très dures, nous n’avions pas d’argent, personne ne voulait investir dans notre organisation. De grosses associations caritatives nous disaient même que les femmes en Afrique ne seraient jamais capables d’apprendre les rouages de l’informatique ».
Google, Microsoft, LinkedIn, Getty Images, Qualcomm…
Leila Janah va s’évertuer à leur donner tort. Aujourd’hui, Samasource emploie 120 personnes à plein temps et a pour clients des géants de la Tech comme Google, Microsoft, LinkedIn, Getty Images. Elle est implantée en Ouganda, en Inde, à Haïti et aux Pays-Bas. « Nous espérons également ouvrir prochainement un bureau en France », ajoute celle qui a appris le français au Sénégal. « Tellement plus efficace que nos cours à Harvard », sourit-elle. L’aventure Samasource lui a permis de percevoir au plus près le formidable potentiel et le vivier de talents que constitue le continent africain. Et de brosser le « portrait-type » de ses employés. « La plupart d’entre eux ont entre 19 et 27 ans et n’ont pas réellement de perspectives après le lycée en raison d’un manque de moyens. Il n’y a pas de prêts étudiants comme ici ». Et d’ajouter. « Nous essayons de sélectionner autant d’hommes que de femmes (50/50). Aujourd’hui, je dirais même que nous avons 55% de femmes et 45% d’hommes sur l’ensemble de nos centres. Certains centres sont entièrement dévolus aux femmes, dont l’un en Inde dans une région à majorité musulmane où les femmes ne sont pas autorisées à travailler avec les hommes ».
La réussite de Samasource n’est pas une fin en soi et déjà Leila Janah fourmille de projets. Sa seconde aventure entrepreneuriale baptisée LXMI, une gamme de produits et de crèmes de soins haute gamme, reprenant peu ou prou les codes de Samasource, mais dans le domaine du cosmétique et de la beauté, l’accapare également_._ « LXMI est présent dans tous les Sephora américains (300 magasins + Internet), et nous sommes la première marque de cosmétique engagée dans le développement durable. Le but est de créer un produit de luxe bio et issu du commerce équitable, avec une esthétique très travaillée ». L’entrepreneure s’attelle également à l’écriture d’un livre attendu dans toutes les librairies américaines le 12 septembre prochain et intitulé « Give Work » qui relatera justement ses pérégrinations et reviendra par le menu sur l’aventure Samasource et LXMI. Celle qui, sur les réseaux sociaux, se géolocalise à « San Francisco ou dans une valise » n’a pas fini d’arpenter le globe. Toujours au service des autres.