Interview Sandra Matz : "Utiliser l’empreinte numérique pour dessiner le profil psychologique des personnes : le bon, la brute et le truand ?"
En tant que spécialiste de l’informatique et des sciences sociales, Sandra Matz ouvre la voie à un tout nouveau champ d’expertise qui associe big data et psychologie. Comprendre ce qui sous-tend nos clics, nos likes ou nos photos de profil, c’est la promesse d’une expérience en ligne personnalisée. À condition que les choses se fassent de façon éthique et que nous comprenions que la transparence est bénéfique à chacun d’entre nous, utilisateurs comme entreprises.
Pouvez-vous nous présenter vos recherches, votre méthodologie et l’impact qu’elles ont sur les consommateurs ?
La psychologie est une des sciences qui étudient le comportement des gens. Jusqu’à présent, les comportements dans le monde réel n’étaient pas particulièrement analysés : impossible de suivre quelqu’un toute la journée et d’observer en détail ses moindres faits et gestes ! Tout a basculé en l’espace de quelques années. Aujourd’hui, inutile d’attendre que les personnes nous racontent ce qu’elles font, leur véritable comportement peut être décrypté en analysant leur parcours numérique. C’est ainsi que mes recherches combinant sciences sociales et informatique ont commencé.
Ce qui nous intéresse, mes collègues et moi, c’est de savoir si nous pouvons utiliser les empreintes numériques laissées par les gens pour comprendre un peu mieux leurs motivations. Nous regardons donc le profil Internet d’une personne (par exemple, les Likes sur Facebook ou leurs tweets) et tentons de dresser un portrait psychologique en fonction des signaux laissés. Cette démarche fonctionne étonnamment bien.
Par exemple, il suffit d’observer les Likes sur Facebook d’une personne pour établir son profil psychologique, bien plus facilement que ne le feraient ses collègues, ses amis, voire les membres de sa famille.
Ce qui m’intéresse vraiment, ce sont les applications pratiques. Quel est l’intérêt de pouvoir établir le portrait psychologique de millions de personnes grâce à quelques clics ? Comment utiliser ces résultats pour aider les gens à être en meilleure santé ou plus heureux ?
Je me suis tout d’abord concentrée sur les questions de communication et de santé. Je voulais savoir si nous pouvions utiliser cette technique de profilage psychologique pour aider les gens à être en meilleure santé (en les aidant à mieux adhérer à leur traitement ou en proposant des visites de contrôle à titre préventif), mais j’ai rencontré bien plus de résistance auprès des autorités sanitaires, comme le National Health Service, qu’auprès de sociétés de marketing!
Alors nous avons changé de cap et testé nos idées dans un contexte davantage orienté vers le marketing. Nos idées restent toutefois les mêmes : nous tentons de rendre le contenu du message plus pertinent et plus intéressant.
Comment faire ? Comment cibler des personnes en fonction de leur personnalité, voir si elles répondent de façon positive aux messages qui ont été conçus sur mesure ? Dans un premier temps, nous avons établi le profil d’une personne en accédant à l’ensemble de l’historique des données de ses Likes et des mises à jour de son Statut sur Facebook, et en appliquant un algorithme. Chaque utilisateur se voyait établir un profil psychologique individuel. En théorie, c’est formidable, mais là où le bât blesse, c’est que les entreprises n’ont pas accès aux données individuelles de Facebook ou aux algorithmes. Nous avons donc tiré le meilleur parti d’outils de ciblage accessibles à tous. Il s’avère que Facebook fournit déjà ce type de service : l’entreprise propose aux spécialistes du marketing de cibler les personnes en fonction de leurs “Intérêts”. Cela signifie que je peux m’adresser à un segment des utilisateurs connectés à Facebook et qui aiment “Socialiser”, par exemple, ce qui, comme nous l’avons constaté, correspond à un trait de caractère extraverti.
Comment utilisez-vous le profil psychologique d’une personne pour rendre le marketing plus efficace ? Est-ce toujours au seul profit des entreprises ou les utilisateurs peuvent-ils également en tirer profit ?
Je dirais qu’il existe, en règle générale deux façons d’utiliser ces informations. D’une part le “Product matching” ou l’association au produit et d’autre part, le “Message matching” ou l’association au message.
Comme son nom l’indique, le “Product matching” consiste à suggérer des produits à des personnes dont le profil psychologique pourrait, selon nous, correspondre. Si nous faisons la promotion d’une application sur portable pour des soirées auprès de personnes extraverties ou d’une application de mots croisés chez des personnes plus introverties, il est fort à parier que les campagnes marketing seront plus efficaces et que les entreprises concernées dégageront donc des profits plus importants. Toutefois, dans la mesure où nous vivons dans un monde proposant une surabondance de choix, je suis convaincue que le consommateur peut également tirer partie de la situation.
Le nombre de produits est trop important et ce type d’approche aide le consommateur à faire un premier tri parmi les choses qui pourraient l’intéresser.
La question est de savoir si nous pouvons adopter cette approche en fonction de la personnalité. Et cette approche offre-t-elle d’autres avantages que les autres approches actuellement utilisées (par exemple, les utilisateurs d’Amazon qui ont acheté X ont également acheté Y) ?
Je pense que le fait de se baser sur le profil psychologique d’une personne présente quelques avantages. Cette approche permet de mieux se projeter dans l’avenir, dans la mesure où elle ne se base pas sur des intérêts précis que l’utilisateur aurait exprimé par le passé. Aujourd’hui, il faut faire des recherches sur un appareil photo pour recevoir des publicités sur du matériel connexe ou des offres promotionnelles. Et si nous pouvions déduire du profil numérique que l’utilisateur a un penchant artistique ou qu’il est curieux, et, par conséquent, lui proposer des appareils photo avant même qu’il n’y pense ? D’après mes recherches, les consommateurs sont plus heureux lorsqu’ils dépensent leur argent dans des domaines correspondant à leur personnalité. Tout simplement parce que de tels achats leurs permettent d’exprimer ce qu’ils sont en tant qu’individus (et croyez-moi, tout le monde aime ça !). En adoptant l’approche par la personnalité, nous devrions, non seulement aider les consommateurs à trouver ce qu’ils cherchent, mais proactivement permettre de leur proposer des produits qui seront source de bonheur.
Le second mécanisme, que j’ai baptisé “Message matching”, ne consiste pas à recommander des produits mais vise plutôt à personnaliser et à rendre plus attractive la communication. Il s’agit, en fait, d’une notion plus vieille que le monde. Nous adaptons tous la façon dont nous parlons aux personnes qui nous entourent. Vous ne vous adressez pas de la même façon à un enfant de 3 ans qu’à un collègue de bureau ou à votre patron. Et tout vendeur de voiture vous dira qu’il essaie de glaner autant d’informations que possible sur son potentiel acheteur avant même de lui adresser la parole. C’est normal et naturel. Si naturel que nous ne nous en rendons même pas compte, alors que nous le faisons tout le temps. Adapter son message en fonction d’un profilage psychologique est une façon d’appliquer en ligne cette faculté personnelle que nous possédons tous.
Cette approche soulève pourtant des questions morales, l’exemple le plus connu étant celui de Cambridge Analytica. Comment gérez-vous ce volet éthique dans le cadre de vos recherches et que recommanderiez-vous aux entreprise ?
Absolument ! Nos recherches posent des questions éthiques énormes et nous en sommes bien conscients. D’ailleurs, dans tous mes articles, je parle du fait que ces technologies peuvent être utilisées à bon escient mais également à des fins beaucoup moins nobles, pour manipuler les gens ou profiter de leurs faiblesses.
S’agissant de Cambridge Analytica, difficile de dire ce qui s’est exactement passé ou d’affirmer avec certitude que leurs actions ont influencé les résultats des élections. Rien ne le prouve. Et se contenter de croire sur parole Alexander Nix n’est pas plus satisfaisant. Mais, à dire vrai, peu importe. L’important, c’est qu’une telle technologie existe et, même si elle n’a pas été utilisée ou qu’elle n’a pas eu d’impact sur les élections américaines, ce sera peut-être le cas la prochaine fois. Le danger ne vient pas de la technologie elle-même mais de ce que nous en faisons. Si une entreprise comme Cambridge Analytica l’emploie pour jouer sur les peurs des gens et orienter leur vote, c’est un problème et c’est une menace pour la démocratie. Mais imaginez qu’Hillary Clinton ait utilisé cette même technologie pour tenter de comprendre ce qui est important aux yeux de l’électorat et adapter son programme politique en fonction des résultats ? Je suis convaincue que sa démarche aurait été saluée, tout comme celle d’Obama l’a été pour sa campagne de 2008 largement basée sur l’analyse de données. La différence majeure réside dans l’intention qui sous-tend le profilage psychologique.
Je suis d’avis que, tout comme le profilage psychologique peut constituer une menace pour la démocratie, il peut également lui donner un second souffle. Il suffit de regarder les élections américaines.
40 % des électeurs ne sont même pas allés voter. La population se détourne chaque jour davantage de la politique. Le sentiment général est qu’on ne les écoute pas et que la classe politique n’essaie même pas de comprendre leurs attentes. Si la technologie du profilage était utilisée pour intéresser de nouveau les gens à la politique, ce serait une grande victoire pour la démocratie. Mais, bien entendu, c’est un terrain miné. Dans quelle mesure sommes-nous autorisés à jouer avec la motivation ou les besoins psychologiques des gens ? Qui devrait superviser les opérations en la matière ? Comment identifier les agissements de certains ? C’est à la société dans son ensemble de débattre et de trancher toutes ces questions.
Selon vous, que faudrait-il pour éviter toute manipulation ? Est-ce une question de réglementation ?
Très bonne question à laquelle il est extrêmement difficile de répondre. En théorie, je dirais qu’il faut renforcer la transparence. La transparence des données collectées ainsi que les déductions qui en sont faites. D’après moi, il est possible d’y parvenir de plusieurs façons.
L’une des alternatives est sans aucun doute que les gouvernements légifèrent. Le nouveau Règlement général sur la protection des données (RGPD) est un bon point de départ. Les entreprises sont tenues de collecter et d’utiliser les données de façon transparente. Et ce n’est pas tout, elles doivent faire en sorte que cela soit fait de façon compréhensible pour l’utilisateur. En outre, ce dernier peut à tout moment demander à être supprimé du fichier ce qui lui permet de mieux contrôler ses données personnelles. J’aimerais toutefois voir émerger une approche basée sur l’adhésion, où l’utilisateur pourrait de façon explicite consentir à l’utilisation de ses données.
Mais il existe bien d’autres leviers à actionner que la simple réglementation. Il convient, tout d’abord, de convaincre les entreprises que la transparence est bénéfique pour elles. Il suffit de leur expliquer qu’utiliser les données personnelles sans en informer les personnes intéressées est très risqué. Facebook en est l’archétype. Ils ont en effet été lourdement sanctionnés au lendemain de l’affaire Cambridge Analytica pour ne pas avoir informé les utilisateurs de ce qui était arrivé à leurs données. Donc, plutôt que de collecter et d’utiliser de façon dissimulée les données personnelles et d’en tirer telle ou telle conclusion, je conseille fortement aux entreprises de mettre en avant la possibilité de personnaliser leur offre. Si l’on persuade les utilisateurs que, grâce à l’utilisation de leurs données personnelles, ils bénéficieront de meilleurs services, cela vous différencie de vos concurrents. Prenez Google, par exemple. Personne ne veut avoir à consulter la deuxième page des résultats d’une recherche pour trouver son bonheur. En utilisant les données personnelles, Google est en mesure de vous apporter un service de bien meilleure qualité, pour le plus grand bonheur des utilisateurs mais aussi pour leur plus grande satisfaction.
Lorsque je parle avec les entreprises, je constate que nombre d’entre elles sont sceptiques et doutent qu’une telle approche soit bénéfique. Elles craignent, en effet, que la transparence mette en péril leurs profits. Mais les études menées prouvent le contraire. Les consommateurs adhèrent plus facilement à un contenu marketing lorsqu’ils contrôlent l’usage de leurs données personnelles. Je dirais même plus, les entreprises devraient, selon moi, informer les utilisateurs des résultats obtenus grâce à leurs données et leur donner la possibilité d’intervenir sur leur profit. Pourquoi ? Car aucun résultat n’est jamais parfait et un certain nombre de profils ne seront donc pas pertinents ce qui n’est une bonne chose ni pour l’entreprise, ni pour le consommateur. Si l’utilisateur a la possibilité de modifier les informations, tout le monde y gagne.
Qu’en est-il de l’utilisateur ? D’une certaine façon, notre expérience numérique est entre nos mains. Devrions-nous cliquer de façon plus réfléchie ?
Je pense que les utilisateurs devraient endosser la même responsabilité que les entreprises. Après tout, il ne suffit pas d’accuser Facebook de tout ce qui arrive et de s’attendre à ce que tout s’arrange maintenant qu’ils ont renforcé leur politique de confidentialité. N’oublions pas que les utilisateurs donnent de façon volontaire leurs données. En fait, une grande partie des obligations faites à Facebook existaient déjà. Les Likes sont privés par défaut depuis 2014 et les utilisateurs ont déjà la possibilité de sélectionner les Likes qu’ils ne souhaitent pas voir utilisés dans le profilage. Et, bien entendu, tout utilisateur a le droit de modifier ses paramètres de confidentialité. Mais peu de gens le font. Comme je l’ai dit précédemment, je suis tout à fait d’accord sur la nécessité de légiférer, mais ce ne sera pas suffisant. La réglementation peut renforcer la protection des consommateurs, mais cela ne garantit pas totalement leur sécurité. C’est comme si vous tentiez de sécuriser la porte d’entrée de votre maison en installant la meilleure serrure du monde et plusieurs alarmes. Il suffit de laisser une fenêtre ouverte, comme le font tant de gens, pour que tout ce dispositif ne serve à rien. Nous accusons les entreprises d’utiliser nos données, mais combien sommes-nous à remettre en cause notre propre comportement ? Quid des applis sur smartphone (pas forcément Facebook !) ? Lorsque nous les téléchargeons, la plupart de ces applis nous demandent l’autorisation d’accéder à un nombre hallucinant d’informations, comme les photos, le micro ou la géolocalisation. Et la plupart d’entre nous acceptons sans ciller. Un gestionnaire de calendrier a-t-il vraiment besoin d’accéder à toutes ces informations ? Probablement pas.
Je suis intimement convaincue que nous devons renforcer nos efforts et éduquer les gens, notamment les plus jeunes, à la notion de données. C’est la raison pour laquelle mes collègues et moi intervenons si souvent auprès du grand public. Nous souhaitons expliquer aux gens ce qu’il est possible de faire et ouvrir le débat sur la façon d’appréhender toutes ces nouvelles technologies.