Dans votre livre, La Tech*, vous expliquez que celle-ci est avant tout un écosystème, qui n'a pas tant pour but de changer le monde que de développer des marchés, à l’échelle de la planète, au point de remettre en cause la souveraineté numérique de chaque pays. N’est-il pas possible de penser des systèmes d'information sans domination ?*
Olivier Alexandre : La Tech est devenue un cauchemar. Elle est synonyme de dépendance aux écrans, de surveillance, de désinformation, d’exploitation économique, celle des travailleurs des plateformes et celle des données des utilisateurs. Même la promesse de l’immatériel et du Cloud cède le pas devant la multiplication des usines d'assemblages, des câbles, des data centers et des mines de métaux rares. L’intelligence artificielle (IA) devait solutionner guerre, crise et famine… Elle apparaît elle aussi comme une menace : sur nos emplois, notre faculté de penser, et selon certains, elle pourrait s’en prendre un jour à l’espèce humaine elle-même ! Face à cela, les Etats proposent d’une main d’en revenir au principe de souveraineté et à une régulation forte, et de l’autre d’investir massivement dans l’IA pour ne pas rater ce nouveau virage technologique. Freiner et accélérer, chercher à contrôler tout en faisant un nouveau pari sur l’avenir. Voilà qui fait peu pour calmer le débat public. En tant que chercheur, j’essaye de comprendre et d’expliquer d’où vient la Tech… c'est-à-dire de remonter aux rêves, aux utopies, mais aussi aux défis et aux problèmes à l’origine du monde technique dans lequel nous vivons. Et ce monde est en grande partie né dans la Silicon Valley.
Pour comprendre la Tech, vaut-il mieux comprendre l'IA, Elon Musk ou Google?
Olivier Alexandre : Quand on parle de la Silicon Valley, bien souvent, on parle de quelques noms propres : Jobs, Bezos, Zuckerberg, Altman, Musk… Cela peut aussi être des noms d’entreprises : Microsoft, Apple, Amazon, Google, Meta, OpenAi, Nvidia... On parle aussi de quelques services : Adsense de Google, le cloud AWS, le CRM de Salesforce, les GPU de Nvidia… Mais la Tech est une industrie bien plus vaste. Faire ainsi, c’est comme réduire Hollywood à 10 acteurs et la poignée de blockbusters du moment. Or on a affaire à une industrie bien plus ample et une histoire bien plus complexe que cette liste de noms, aussi puissants soient-ils. 100 entreprises ont plus de 10 000 employés dans la Silicon Valley. Et ces 100 entreprises ne représentent que 10% de l’ensemble des entreprises technologiques. Elles travaillent avec des contractants, des sous-traitants, des fournisseurs; font de l’outsourcing, du crowdsourcing… Elles font travailler des gens à tout moment sur l’ensemble de la planète à des niveaux de rémunération allant de plusieurs millions à quelques dizaines de dollars par mois. Face à ce système mondial, complexe, composite, inégalitaire, invisible, comment s’y retrouver ? Ce qui est intéressant, c’est de noter que dans votre question, que ça soit IA, Elon Musk ou Google, il s’agit de trois noms propres appartenant à trois catégories différentes : celle des technologies (avec l’IA) ; celle du travail (avec l’entrepreneur Elon Musk) ; et celle des organisations (avec l’entreprise Google). Pour comprendre la Tech aujourd’hui, on peut suivre ce chemin : pas celui des noms propres, mais celui de l’histoire de ces trois catégories. Pourquoi les technologies d’information, les entrepreneurs et des entreprises technologiques sont-elles devenues des objets de désir à un moment de l’histoire ? Dans quel but les a-t-on inventés, mis en avant, au point de les voir aujourd’hui comme inévitables ? Leurs histoires nous montrent qu'elles reposent sur trois philosophies certes imbriquées, mais légèrement différentes. C’est à mon sens ces philosophies qu’il faut comprendre pour se demander efficacement si nous avons besoin d'elles pour collectivement affronter les défis du 21e siècle.
La domination des systèmes d'information dans la Silicon Valley ne remonte pas à l'invention de l'ordinateur. Quand et pourquoi s'est-on mis à construire des systèmes d'information ? Quelles étaient les fonctions des premiers systèmes d'information au 19e siècle ?
Olivier Alexandre : L'histoire de Silicon Valley ne commence pas dans les années 1960-1970 avec l’exploitation du silicium. Elle remonte au 19e siècle. Cette histoire n'est pas synchrone avec la révolution industrielle. Elle en est une conséquence. Elle naît avec l’ingénierie des systèmes d’information, développée pour répondre à une problématique très précise. La révolution agricole et la révolution industrielle ont augmenté la production américaine, et tout particulièrement en Californie, qui est d'abord une terre agricole, puis une terre de transports, maillée de réseaux ferrés. Le grand personnage de la seconde moitié du 19e siècle qui va structurer l'histoire de ce territoire, c'est Leland Stanford. Il fut successivement à la tête du puissant conglomérat de réseaux ferrés américain, gouverneur de la Californie et fondateur de l'université qui porte son nom. Au milieu du 19e siècle, la grande problématique à laquelle est confrontée la Californie est celle du bon acheminement des denrées. Il faut se replonger dans la réalité de l’époque : les producteurs cherchent à exporter sur un marché national, via les chemins de fer. Or, les incidents sont innombrables: accidents, problèmes d'aiguillages, manque d'information sur les horaires, retards… Soit autant de pertes pour les producteurs, les transporteurs, les consommateurs. La philosophie de la communication est en cela fille des transports. Car dans ce contexte, produire une meilleure information, c’est la promesse d’une meilleure coordination, d’une réduction des pertes, d’un enrichissement. Et améliorer l'information suppose de développer de meilleurs systèmes d'information.
A partir de ce point de départ, les innovations vont se multiplier dans le nord de la Californie à un rythme régulier jusqu’à aujourd’hui : du télégramme et du téléphone, on passe à la radio, puis aux signaux télévisés, puis aux transistors, aux processeurs, aux routeurs, aux cartes graphiques, aux applications… jusqu'aux intelligences artificielles génératives. Des technologies toujours plus sophistiquées et complexes, mais qui visent un même objectif : améliorer la qualité de l'information. Cette histoire va de pair avec une philosophie, formalisée notamment par Norbert Wiener : l’information permet l’organisation. Le manque d’information produit le chaos. Plus un système est ouvert et dense en information, plus il sera efficace. Que l’on parle d’informatique ou de relations internationales.
"Si les technologies n'ont cessé de changer, la sociologie des concepteurs des systèmes d'information, elle, a très peu bougé."
Au cours de cette histoire, s’est opéré un tour de magie. Les systèmes se sont développés, mais leur visibilité s’est réduite. Les premières radios à la fin des années 1900 font la taille d’une pièce. Les ordinateurs des années 1950 nécessitent parfois un bâtiment entier. Mais leurs lointains cousins que sont les téléphones portables se glissent dans la poche. La physique des technologies n'a donc pas cessé de changer, de se perfectionner et de se soustraire aux yeux des utilisateurs.
En comparaison, si les technologies n'ont cessé de changer, la sociologie des concepteurs des systèmes d'information, elle, a très peu bougé. Depuis l'origine, ce sont des ingénieurs, des hommes, issus de catégories intellectuelles supérieures, blancs, nomades, tendance athée, passés par des grandes universités. Leurs technologies ont évolué, mais cette élite composée de scientifiques et d'ingénieurs reste inchangée. C'est un paradoxe. Pourquoi un univers hyper-méritocratique, connecté au monde entier, continue à faire émerger un même type de profil, de Gordon Moore à Sam Altman ?
Quand on regarde sur 150 ans d'histoire de la Silicon Valley, on constate que de nombreuses figures défendaient des principes darwinistes, voire clairement eugénistes. Quand Leland Stanford a fondé son université en 1885, il est allé chercher des universitaires du Midwest et de la côte Est, défendant une refondation de la science, qui souffraient du poids des institutions, des vieilles idées ou de l’influence des grandes familles. Venir en Californie, c’était pour eux l’occasion de repenser le monde, en plaçant les meilleurs, les plus forts, les plus intelligents, au cœur du système. Leland Stanford commence par embaucher comme président d’université David Star Jordan, un biologiste qui vient de l'université de l'Indiana, figure du darwinisme ; mais aussi Edward Ross, sociologue et criminologue eugéniste qui prône le développement de religions sociales produites par des hommes de génie ; ou encore Lewis Terman, un psychologue, lui aussi eugéniste, qui renouvelle les tests de QI avec des perspectives de sélection sociale. Lewis Terman est le père de Frederick Terman, qu'on appelle le père fondateur de la Silicon Valley. Il a structuré tout le département d'ingénierie de l'université et a incité plusieurs générations de jeunes chercheurs à passer le cap de l’entrepreneuriat, à commencer par Bill Hewlett et David Packard, fondateurs d'HP. Dans son esprit, la création d'entreprise, c’est de la recherche par d'autres moyens. Tous vont avoir à cœur de valoriser les génies, les intelligences supérieures, indépendamment ou parfois dépendamment de la couleur de peau... Quand vous écoutez Peter Thiel, Marc Andreessen ou Elon Musk leurs positions ne sont pas très éloignées de ce premier terreau idéologique de la Silicon Valley : il faut sélectionner les meilleurs et leur donner le pouvoir d’inventer de nouvelles technologies profitables au plus grand nombre, les technologies jouant d’une certaine façon le rôle que les religions et les Etats n’arrivent plus à assurer.
Dans votre livre, vous montrez pourtant que la sociologie des entrepreneurs de la Silicon Valley est plus diverse qu'on le pense.
Olivier Alexandre : La Silicon Valley aujourd'hui est effectivement plus diverse qu'on ne l'imagine. Aujourd’hui, les travailleurs de la tech y sont majoritairement originaires de Chine et d’Inde. Des entreprises de premier plan comme Google ou Microsoft sont dirigées par des personnes d’origine indienne. Pourtant, plus on monte dans les strates de la réussite, plus on retrouve le profil type du “génie social” : soit un homme, jeune, blanc, formée dans le domaine de l’ingénierie. On peut mieux comprendre ce paradoxe en s’intéressant à l’histoire du capital-risque, la Silicon Valley vivant très largement économiquement sur le modèle du capital-risque.
Ce modèle a été théorisé dans l’après seconde guerre mondiale par le Français Georges Doriot, professeur de management à Harvard. Pour lui, le mal du XXe siècle, c'est l'administration et les bureaucraties. Se sont elles qui conduisent au désastre, qui étouffent le talent et brident l’intelligence humaine au nom de règles dépourvues de sens. Il faut selon lui sortir des systèmes bureaucratiques et faire confiance aux meilleurs, aux plus belles intelligences. La refondation de l’après-guerre passe par l’identification et la promotion de ces talents scientifiques.
L’une des difficultés, pourtant, consiste à les repérer. Car ils ne doivent pas juste être brillants. Ils doivent aussi être des forces de caractère, voire de la nature, aussi ingénieux, endurants que résilients. Pour les repérer, il faut donc privilégier l’informalité. Encore aujourd’hui, les capitaux-risqueurs de la Silicon Valley rencontrent bien souvent les entrepreneurs dans des cafés, des barbecues, des fêtes. Et dans cet espace, ils guettent ce que j'appelle des "fétiches de la confiance", des éléments qui leur semblent exprimer le talent. Les investisseurs disent ainsi faire peu de cas des diplômes ou de la famille d’origine. Mais ils font attention aux modes de raisonnement, à la vitesse logique et argumentative, à la maîtrise de la quantification, à l’ambition, aux facultés de projection… Ils testent également des qualités morales à travers des indicateurs très simples : être à l'heure, savoir rebondir après un échec, savoir gérer un différend… Autant d'éléments qui conduisent à une forme d'hypersélection sociale privilégiant des profils de “petits génies". Car sous couvert d’universalisme, ces traits sont plus spontanément associés aux hommes qu’aux femmes, aux vingtenaires qu’aux quinquas, aux blancs américains qu’aux personnes originaires d’autres pays.
Mais dans la tête d’un investisseur, le problème ne s’arrête pas là. Même si on arrive à détecter ces “talents”, rien n’assure la réussite. Au contraire. Le modèle défendu par Doriot produit énormément d'échecs et d’incertitudes. Sa validation économique n’intervient d’ailleurs qu’au bout de plusieurs années, avec l'entreprise d'informatique DEC, dans laquelle il a investi et qui va finir par lui rapporter beaucoup d'argent. DEC rend crédible le modèle : si on constitue un portfolio de qualité, une entreprise viendra valider le modèle. Selon cette logique, on mise sur tout un tas de gens et d'entreprises, tous ne vont pas réussir, mais certains vont réussir, à une échelle de temps de 5 ou 10 ans. Ce modèle repose ainsi sur l’existence d’une organisation, une organisation d’un nouveau type. Sûrement pas l’usine fordiste, ni même IBM, mais des organisations plus souples, plus réactives, plus vivantes, où les ingénieurs et scientifiques seraient aux commandes… On ne parle pas encore de startup, mais c’est l’idée. Et le destin de la startup, du point de vue de l’investisseur, c’est de devenir une Big Tech.
Sur quelle philosophie reposent ces Big Tech ?
Olivier Alexandre : Dans ce modèle, entre les lignes, on retrouve encore une philosophie darwiniste : les meilleures organisations vont survivre, celles qui ont à leurs têtes les meilleurs talents. Mais la philosophie des Big Tech est différente.
Elle est façonnée dans les années 1920 dans la Silicon Valley. S’y retrouvent alors des entrepreneurs-ingénieurs qui fuient les grandes fortunes paternalistes de la côte Est, mais aussi des scientifiques nourris d’idéaux socialistes. Dans le nord de la Californie, ils fondent des entreprises qu’ils pensent comme des sociétés en soi, des entités politiques, fondés sur un contrat social spécifique. Pourquoi ? Dans leur esprit, la réussite de l’entreprise tient à la qualité des employés, qui sont des scientifiques, des ingénieurs, des techniciens. Pour que ces derniers ne passent pas à la concurrence ou pire, qu'ils créent leurs propres entreprises, ils vont bâtir des entreprises hypersocialisées : la porte de la direction est toujours ouverte, les décisions reposent sur la logique et l’argumentation, les décideurs ne se trouvent pas tout à haut d’une tour, mais au rez-de-chaussée ou au niveau+1, des vacances et des loisirs sont prévus et pris en commun. Les Big Tech d’aujourd’hui sont nommées campus, et souvent organisées autour d'un atrium, un espace vide où l'on peut se croiser et échanger, indépendamment de la hiérarchie ou du statut. Le travail est socialisé. Le capital l’est tout autant. Les nouveaux employés se voient proposés des parts de l’entreprise dans les startups, ou des stock-options, ce qui rend le travail et la réussite de l’entreprise intéressés et financièrement intéressant. Cela entretient la motivation et la fidélité des salariés.
"La philosophie de la communication des ingénieurs, le darwinisme social des entrepreneurs et le contractualisme des entreprises conduisent au meilleur des mondes pour quelques-uns… et au pire pour tous les autres."
Ce front de socialisation de l'entreprise implique, à l'envers, la désocialisation du capital avec le reste de la société que ce soit les investisseurs classiques et le petit actionnariat. Les entreprises technologiques se sont construites sur cette double opposition, mettant les capitaux extérieurs à distance du centre de décision. La réussite d’une entreprise doit avant tout bénéficier aux entrepreneurs, aux salariés et aux venture-capitalistes. La liste doit s’arrêter là, autant que faire se peut. Cela crée des entreprises qui, en interne, entretiennent une conscience politique proche du micro-État, de la Cité athénienne, avec un modèle ultra inclusif et protecteur à l'intérieur, et construit sur l’opposition sociale et financière à ce qui est étranger. Les “services” – qui comprennent transports, cuisines, crèches, activités de loisirs, parfois même des écoles – sont également assurés pour les salariés des Big Tech. Ils bénéficient ainsi de services qui tendent à l’extérieur de leurs murs à se fragiliser. Car dans le même temps, les crèches, les écoles, les cantines, les transports publics souffrent de la comparaison, et deviennent synonymes d’inefficacité, de vétusté, de danger… En, cela les Big Tech rompent avec le modèle fordiste. Car l’argent ne va pas vers le reste de la société, via les actes de consommation. Il est capté, endogénéisé, maintenu dans la sphère de l’entreprise. Les employés vivent d’autant plus dans ces presqu'îles politiques, qu’ils ne voient plus comment les technologies qu'ils produisent créent des liens, souvent extrêmement inégalitaires, avec le reste du monde : que ce soit le chauffeur Uber à Paris, le modérateur de Manille qui travaille pour le compte de Facebook, la modératrice de Nairobi qui travaille sur les bases de données exploitées par OpenIA, les opérateurs de Mumbai qui assurent les services des boutiques Amazon… La philosophie de la communication peut continuer à prospérer dans l’esprit de l’élite de la Silicon Valley, car après tout chacun est maître de son destin, l’important étant de généraliser l’accès aux systèmes d’information et que les meilleurs y dominent.
On en arrive là à une aporie sociale et politique : la philosophie de la communication des ingénieurs, le darwinisme social des entrepreneurs et le contractualisme des entreprises conduisent au meilleur des mondes pour quelques-uns… et au pire pour tous les autres.
Le rêve projeté continue d’opérer dans la Silicon Valley. Mais cette projection est devenue un cauchemar pour ceux et celles qui lui sont extérieurs. Cette rupture se manifeste aux trois niveaux que j’évoquais : les systèmes (les Big Data), les entrepreneurs (les Big Boss) et les entreprises (les Big Tech). Les systèmes techniques sont désormais vus comme autotéliques, c'est-à-dire agissant de leur propre volonté, à la manière de l’IA. Un certain nombre de décideurs de la Silicon Valley pense que l’IAG, l’intelligence Artificielle Générale, existera d’ici 10 ans et que c’est une bonne nouvelle. C’est une forme radicalisée, en un sens monstrueuse, de la philosophie de la communication héritée du 19e siècle. Les entrepreneurs et investisseurs libertariens sont partis en guerre tout à la fois contre les discriminations positives, le wokisme, l’administration Biden, l’État de Californie et la municipalité de San Francisco jugés trop laxistes et socialisants. Un groupe d'investisseurs est allé jusqu’à acheter des terres au nord de San Francisco pour fonder leur propre ville. Ce sécessionnisme est le prolongement logique du darwinisme social : les “meilleurs” se retrouvent entre eux, les laisser pour compte restant derrière eux. Enfin, les Big Tech cherchent à optimiser les intérêts de leurs salariés en minimisant le niveau d’imposition par l'optimisation fiscale et tout ce qui relève de la dépense pour les administrations et institutions publiques. C’est la pente naturelle dès lors qu’on envisage l’entreprise comme la cellule politique de base de toute société.
"IAG, sécessionnisme, optimisation fiscale : l’utopie technologique devient un cauchemar politique !"
Quelles sont les clefs pour résoudre cette aporie?
Olivier Alexandre : Cette aporie est le fruit d'une histoire certes cohérente, mais éminemment discutable et qui nécessiterait d'être remise à plat pour qu'on se demande si l’organisation politique que nous propose la Silicon Valley est celle que nous désirons collectivement. Dans la Silicon Valley, on dit souvent "Don't drink your own Kool-aid", ce qui signifie en gros qu'il ne faut pas avaler son propre baratin. Aujourd'hui, la Silicon Valley a fini par croire totalement en sa mythologie.
Modestement, on peut déjà tenter de montrer quelles visions, quels intérêts ces récits et ces philosophies portent. Nous devons repolitiser ces philosophies qui apparaissent comme données. Pour le dire vite : il faut montrer le monde qui se trouve derrière le Big Data, les Big Boss et les Big Tech. Pour la philosophie de la communication, cela consiste à montrer en quoi les systèmes produisent de la puissance pas seulement pour eux-mêmes et par eux-mêmes, mais aussi pour certains, au détriment d’autres personnes. Les entrepreneurs, ingénieurs et investisseurs doivent aussi mesurer ce qu’ils ont à gagner d’une collectivité solidaire et assurantielle, à la manière des modèles scandinaves qui sont à l'opposé de leur philosophie. De la même manière, les entreprises certes créent de la valeur, mais elles usent aussi de ressources collectives, qui va de l’eau utilisée pour refroidir les data centers… aux ingénieurs formés dans des établissements et des universités publiques. Logiquement, cela implique que les profits générés ne soient pas systématiquement captés par quelques organisations et par quelques figures entrepreneuriales. On pourrait faire la même démonstration pour le petit actionnariat.
Vous décrivez en fait une forme de continuité idéologique de la Silicon Valley qui impose peu à peu ses valeurs à tous les autres…
Olivier Alexandre : Oui, l'enjeu est également de montrer que si ces philosophies s'articulent entre elles, elles ne sont pas nécessairement cohérentes. La philosophie de la communication a perdu une partie de son sens, notamment parce que des ingénieurs travaillent dans un cadre exclusivement privé. Certains ont régulièrement une prise de conscience : Tristan Harris, Meredith Whittaker, Frances Haugen, Timnit Gebru… Souvent des femmes, passées par des grandes entreprises, dénonçant les logiques de prédation et la nocivité des services et applications produits. On les appelle parfois des “repentis”. En réalité, ce sont des “fidèles”, en ce sens qu’ils et elles sont restés fidèles aux valeurs de l'ingénierie et à la philosophie de la communication. Face aux problèmes techniques, ils proposent d’ailleurs bien souvent des solutions… techniques.
Mais attention ne nous trompons pas : les ingénieurs font de la politique par d'autres moyens. Ils conçoivent des dispositifs qui créent des agencements collectifs. Notre modernité repose sur une fiction de démocratie. L’hypocrisie de cette fiction est souvent dénoncée dans le domaine de la vie politique institutionnelle. Mais qu’en est-il dans le domaine de l’ingénierie, où une toute autre bataille politique se mène ? D’ailleurs, elle est, d’une certaine façon, bien plus politique car le nombre d’entités, de pays, de personnes impliquées est beaucoup plus important que ce qui peut se négocier par exemple au parlement européen. Or, dans cette bataille de l’ingénierie, seuls les ingénieurs, scientifiques et entrepreneurs semblent avoir droit de citer.
"Notre modernité repose sur une fiction de démocratie."
Les ingénieurs manquent parfois cruellement d’outils pour porter une vision politique de leurs technologies. Ils n'ont d’ailleurs pas vraiment d'intérêt à le faire. Imaginons que demain des ingénieurs commencent à discuter publiquement, voire à mettre au vote, la conception d’un data center, l’emplacement d’un câble sous-marin ou les modèles de fondement des IA génératives ? C'est à nous d'interroger l'organisation sociale et politique qui leur donne tant de pouvoir.
Ce qui consiste à tenter de repolitiser ces philosophies…
Olivier Alexandre : Oui. Mais il faut rappeler que quand on met des règlements, ces entreprises les respectent. Quand on leur met des amendes, elles les paient. Quand on leur tape sur les doigts, elles rentrent dans le rang. Ce ne sont pas des rogues companies, des entreprises sans foi ni loi. Cependant, elles participent aussi bien souvent à la mise au point de ces règlements...
J’en reviens à mon point de départ : après avoir répondu à la question “quelle révolution technologique voulions-nous ?”, il faut se demander celle que nous désirons pour le monde à venir. Est-ce que l'information va permettre de résoudre les difficultés à venir ? Est-ce que l'entreprise (sous la forme que promeut la Silicon Valley) est l’organisation qu'il nous faut pour affronter le 21e siècle ? Rien n'est moins sûr.
Les technologies reposent sur une philosophie de la communication qui a vu le jour au 19e siècle. Les entrepreneurs s'inscrivent dans un programme de refondation de la société, après l’effondrement non seulement de l’Ancien Régime, mais aussi des administrations et des institutions qui ont conduit le 20e siècle aux bords du chaos. Quant aux entreprises, elles sont le produit d’une histoire qui a conduit dans les années 1920 dans le Nord de la Californie à concevoir des organisations à la manière de laboratoires politiques, à équidistance de l’anarcho-capitalisme et du socialisme utopique. Or, l'horizon du monde à venir qui se dessine est très différent de celui du milieu du 19e siècle. L’information n’est plus perçue comme une ressource, mais aussi parfois comme une menace, dans un monde incertain où les blocs sont de retour : Etats-Unis, Europe, Russie, Chine, Inde... Les ingénieurs du 19e siècle devaient gérer des problématiques de croissance. Aujourd'hui, alors qu'on a toujours autant de ressources à disposition, la question de leur administration devient primordiale car elles apparaissent comme limitées : temps, eau, énergie, terres rares... La Silicon Valley a une réponse stéréotypée : développons de nouveaux systèmes d’information, plus performants, pour gérer cette problématique. Mais la question est peut-être plus complexe, notamment car ces systèmes sont entièrement contrôlés par des organisations privées. Il n'est pas sûr, comme le disait Michel Serres, qu'ajouter une nouvelle couche d'information ne conduise pas à alimenter la surchauffe, c'est-à-dire à accélérer la consommation des ressources, à accentuer les inégalités… Il y a donc urgence à penser et repenser les technologies que nous souhaitons pour le monde à venir.
Propos recueillis par Hubert Guillaud