Sarah Guillou : la souveraineté numérique, une souveraineté sous stéroïdes ?

le 15/04/2024 par blog-usi
Tags: Business & Stratégie

Suite de notre interview avec l'économiste Sarah Guillou (@sarah_guillou), directrice du département "Innovation et concurrence" à l'Ofce (Observatoire français des conjonctures économiques), le centre de recherche en économie de SciencesPo. Après avoir éclairé les enjeux de la souveraineté économique, observons avec elle les particularités de la souveraineté numérique.

Dans le domaine des technologies, on parle beaucoup de souveraineté numérique, pour évoquer une maîtrise au long cours des solutions, des données et des choix technologiques, à un moment où les solutions sont globales, les données interconnectées et les choix technologiques dépendent d'innombrables fournisseurs. La souveraineté numérique est-elle autre chose qu'une réponse simple à une interdépendance de plus en plus complexe ? La souveraineté numérique est-elle un moyen de rappeler que la technologie joue un jeu dans l'exercice de la souveraineté, comme l'illustre notamment la question des données qui peuvent, selon la façon dont elles sont hébergées, être captées par des acteurs tiers. Qu'est-ce qui change entre la souveraineté économique et la souveraineté numérique ?

Sarah Guillou : Oui, on parle même bien plus de souveraineté numérique que de souveraineté économique. Et si on en parle autant c'est parce que la souveraineté numérique a tous les attributs de mise à l'épreuve des souverainetés nationales. La souveraineté numérique repose d'abord sur une philosophie d'émancipation libertarienne qui est propre à l'économie numérique et qui conduit à mettre à distance la souveraineté nationale, les hiérarchies institutionnelles comme le fonctionnement démocratique. Elle prône une forme d'horizontalité et n'est pas très favorable au respect de la souveraineté des Etats. Les grands acteurs du numérique ne voient pas d'un bon œil le pouvoir des Etats. Ensuite, l'économie numérique est le lieu d'un hyper pouvoir. C'est le secteur où l'on trouve les entreprises avec la plus forte capitalisation boursière, alors qu'autrefois les entreprises les plus capitalisées étaient dans le pétrole, l'automobile, la sidérurgie… Ces dernières sont bousculées par des acteurs du numérique qui ont une stratégie de conglomérat, c'est-à-dire qui sont de moins en moins dans un secteur économique étroit, mais qui se déploient partout, des services financiers à l'automobile ou l'espace par exemple. Leur spécificité est d'avoir non seulement une puissance financière considérable, mais également une puissance scientifique. Cette maîtrise du savoir est un pouvoir qui crée un rapport compliqué avec les Etats, qui eux ne le maîtrisent pas. Enfin, la technologie numérique peut être instrumentalisée par les Etats et les entreprises pour asseoir leur souveraineté à l'encontre d'autres Etats et entreprises. Les entreprises numériques utilisent beaucoup leur pouvoir pour contrer certaines régulations, comme certains Etats utilisent la désinformation numérique pour déstabiliser d'autres Etats. La souveraineté numérique c'est une souveraineté sur les données, les informations et les traitements, c'est un contrôle sur les données et l'information. C'est un nouvel endroit d'exercice et de contestation de la souveraineté.

"L'économie numérique est le lieu d'un hyper pouvoir" * On a quand même l'impression qu'en permettant d'ajuster les paramètres au plus profond du code, le numérique génère une forme d'hyper-souveraineté… Avec le numérique, les acteurs peuvent gérer des tas de micro-décisions qui vont avoir de nombreux effets sur la régulation des échanges.*

Sarah Guillou : Oui, cela repose certainement sur une caractéristique structurelle, fonctionnelle, spécifique à l'économie numérique, qui permet des économies d'échelles inédites. Dans l'économie numérique passé les coûts fixes d'infrastructures et de R&D, le coût marginal est quasi nul, ce qui permet des économies de réseau et des synergies très fortes qui facilitent les logiques de conglomérat. Dans leur livre, Capitalism without capital, Jonathan Haskel et Stian Westlake expliquaient que ce capital immatériel reposait sur plusieurs caractéristiques, notamment la scalabilité, c'est-à-dire les rendements d'échelle, et les synergies. L'économie immatérielle permet de démultiplier le pouvoir des innovations. Les effets d'échelle favorisent le winner take all, c'est-à-dire qu'ils renforcent le pouvoir de la connaissance scientifique. C'est là un pouvoir assez vertigineux pour les Etats qui tentent de le capturer à leur profit, de l'instrumentaliser à leur profit.

"La maîtrise du savoir est un pouvoir qui crée un rapport compliqué avec les Etats, qui eux ne le maîtrisent pas."

La tension entre les Etats-Unis et la Chine sur les questions numériques est particulièrement vive. D'un côté, les Etats-Unis ont banni Huawei. Et menacent de bannir TikTok si sa maison mère, Byte Dance, ne cède pas le réseau social à une entreprise américaine… * Ils viennent d'exclure les panneaux solaires chinois avec l'Inflation Reduction Act américain (qui vise, entre autres dispositions, à relancer le "Made in USA" dans les industries vertes, par exemple en conditionnant les subventions à la production de panneaux solaires à des critères de production locale ou la consommation de ces panneaux par des primes à l'achat pour les produits nationaux). De l'autre, les entreprises chinoises œuvrent à effacer les technologies américaines de leurs solutions, comme l'expliquait récemment le Wall Street Journal. On a l'impression que la technologie permet un contrôle et une application toujours plus stricte de la souveraineté. Comme si le contrôle numérique permettait d'aller plus loin que la régulation ? Comment lire cet affrontement politico-économique ? Le numérique permet-il une définition plus fonctionnelle ou étroite des enjeux de souveraineté ?*

Sarah Guillou : Historiquement, la sécurité de l'Etat a toujours été invoquée pour justifier de mesures protectionnistes. Souvenez-vous, les mesures d'embargo ou de quotas étaient déjà fortes dans les années 80 à l'encontre des produits japonais. Effectivement, la polarisation entre la Chine et les Etats-Unis est aujourd'hui exacerbée, mais elle est d'abord le résultat de la remise en cause de l'hégémonie économique américaine. Si la polarisation géopolitique est si vive, c'est d'abord parce que les Chinois ont pris des parts de marché manufacturières considérables dans l'économie mondiale. La Chine est devenue l'usine mondiale et le déficit commercial américain vis-à-vis de la Chine n'a cessé d'augmenter ce qui justifie, du point de vue américain, des mesures de restriction extrêmement fortes.

"La polarisation entre la Chine et les Etats-Unis est aujourd'hui exacerbée, mais elle est d'abord le résultat de la perte de l'hégémonie économique américaine"

Bon, il ne faut pas être naïf non plus : il y a des raisons réelles d'avoir des soupçons sur l'intégrité des produits chinois comme ceux de Huawei, et ce d'autant que la politique est très présente dans l'économie chinoise. L'Etat chinois est très présent dans les capitaux comme dans les conseils d'administration des entreprises. Reste que la paranoïa à l'égard de la Chine est aussi très vendeuse électoralement.

Le numérique permet effectivement de segmenter encore plus finement le marché depuis des considérations géopolitiques. Alors qu'en vérité, bien souvent, le marché n'est pas très fragmenté, mais très concentré : sur le marché des puces par exemple, le coréen TMSC fournit quasiment la terre entière. La question à se poser consiste à se demander si ce n'est pas plutôt le politique qui cherche à segmenter plus avant le marché. L'Etat américain a beau mettre des restrictions, on constate que les fournisseurs américains tentent de les contourner, car le marché reste globalisé. Et l'économie numérique est encore plus mondiale que toute autre activité économique. En cela, le numérique met encore plus à l'épreuve les questions de souveraineté, notamment face à des entreprises qui ont des stratégies internationales et qui sont donc difficiles à gouverner.

La politique industrielle de la souveraineté consiste souvent à faire émerger des champions nationaux dans les domaines économiques ou techniques, comme le montrent les tentatives pour faire émerger un acteur européen pour assurer le Cloud souverain. Mais est-ce de champions dont nous avons besoin ou de trouver les modalités pour renforcer un écosystème, de soutenir un maillage d'entreprises denses, capables de se renforcer les uns les autres ?

Sarah Guillou : Nous avons besoin des deux. Pour regarder ce qu'on doit faire aujourd'hui, il nous faut regarder d'où l'on part. Où sont les forces de l'Europe. Que sait-elle faire ? Que ne sait-elle pas faire ? Construire des champions ne se décide pas au niveau de l'Etat. Les champions ne sont pas créés par la puissance publique. Il faut plusieurs dynamiques. Les champions industriels européens sont nés de dynamiques industrielles qui ont favorisé la concentration. Les champions numériques comme Apple, OpenAI ou Nvidia ont commencé petits. Certains, comme Intel, ont beaucoup bénéficié du soutien public, comme du secteur de la Défense. Mais créer des champions n'est pas si simple, il n'existe pas de guide à suivre. Ce qu'on sait et peut faire, c'est créer un écosystème favorable, favoriser un ensemble d'acteurs qui maîtrisent les technologies et des clients qui les utilisent. Dans le domaine de l'intelligence artificielle, notre force repose sur un écosystème d'ingénieurs, de centres de recherche publics, d'écoles…

"L'économie numérique est encore plus mondiale que toute autre activité économique."

Oui, mais dans le domaine du Cloud souverain, on a de grandes entreprises, qui se sont alignées pour être en conformité avec les exigences réglementaires et techniques demandées… Et pourtant, on n'y arrive pas.

Sarah Guillou : Dans cette activité, il y a effectivement une prime aux premiers arrivés, qui a tendance à donner un avantage technologique à l'expérience. Microsoft, Google et Amazon ont des capacités d'infrastructures Cloud et de puissance de traitement qu'il est difficile de venir concurrencer. Quand une entreprise veut acheter un service Cloud, elle regarde ce qui est disponible et fait une analyse coût bénéfice qui la conduit souvent à choisir des services expérimentés… Le risque, pour elles, c'est de perdre en compétitivité si on n'utilise pas les meilleurs outils. Enfin, il y a le poids des routines et des captures techniques, qui font que passer d'un fournisseur à un autre est souvent compliqué. Reste que le problème de l'extraterritorialité du droit américain sur les données est très problématique pour les Européens. La réponse européenne consiste alors à multiplier les régulations… Elles ne suffisent pas pour autant. Si on respecte la réglementation française, on devrait avoir un fournisseur national pour héberger les données de santé. Les entreprises françaises ont effectivement obtenu les certifications SecNumCloud demandées par les autorités. Elles se plaignent que le marché public n'ait pas été aussi transparent qu'il aurait dû être, en ne précisant pas toutes les spécifications techniques attendues. Le problème relève peut-être plus du manque de maîtrise technique des administrations qui n'ont pas su établir les spécifications techniques nécessaires.

Privilégier des offres nationales ou européennes signifie aussi peut-être renoncer aux meilleures offres. C'est là un arbitrage politique qui pour l'instant n'est pas fait. Les acteurs publics pourraient renoncer à l'avantage du prix ou de la qualité pour privilégier les acteurs européens, mais il semble qu'il reste difficile de renoncer à une certaine qualité de service. Reste à savoir si l'acteur public a vraiment besoin de tout ce que sait faire Microsoft.

Surtout que ce choix empêche tous les acteurs de monter en compétence, que ce soit les acteurs publics sur la définition de leurs besoins comme des acteurs privés sur leurs réponses à ces besoins…

Sarah Guillou : Oui. Il ne faut pas oublier que la concurrence est d'abord stimulante. Mistral.ai est en concurrence avec OpenAI et cela booste son développement. L'enjeu est celui de trouver un équilibre dans les règles. On ne veut pas évincer les acteurs américains mais on souhaite qu'ils respectent le droit européen et celui-ci ne doit pas être trop restrictif pour ne pas nuire au développement des acteurs européens. La position du décideur public est difficile. L'Europe et le Royaume-Uni ont lancé des pré-investigations sur les relations entre OpenAI et Microsoft car on soupçonne Microsoft de créer des alliances pour évincer la concurrence, comme l'a fait Google dans la publicité ou Microsoft avec ses logiciels… La perspective à terme est peut-être de faire comme on l'a fait dans les télécommunications ou le rail, en cassant les monopoles en séparant l'exploitation de l'infrastructure du reste.

Enfin, pour renforcer la souveraineté, l'Etat doit faciliter la construction d'infrastructures et l'investissement… Pas seulement l'apport de capitaux d'ailleurs, mais également investir dans l'éducation pour ne pas manquer de développeurs comme de personnels qualifiés pour l'administration. La formation reste un socle politique de base de la souveraineté.

Dans votre livre, vous rappelez que la compétence d'archivage et de traitement était auparavant la compétence et la prérogative des Etats, via leurs administrations. Avec le numérique, elles en ont été dessaisies et ont confié ce stockage et ce traitement à des structures extérieures, ne conservant que les données. L'enjeu n'est-il pas alors, pour retrouver une souveraineté sur le stockage et le traitement, de trouver des formes de partenariat public/privé mieux structurées ?

Sarah Guillou : Le secteur public détient les données, mais plus les infrastructures. On est en droit d'attendre de nos administrations qu'elles gèrent le mieux possible les données dont elles disposent, qu'elles en assurent l'intégrité, mais également qu'elles les exploitent comme elle tente de le faire dans le Health Data Hub en les mettant à disposition d'acteurs pour développer des algorithmes pour rendre les données plus productive.

"C'est l'algorithmie qui donne de la valeur aux données"

Les données seules sont des papiers sans systèmes d'archivages. C'est l'algorithmie qui donne de la valeur ajoutée aux données. Et pour l'instant, même si les données sont hébergées par Microsoft, c'est encore l'Etat qui contrôle l'accès. On fustige toujours le côté fabrique de la norme de l'Union européenne, en disant, c'est tout ce qu'elle sait faire, à défaut de mettre de l'argent. Oui, la norme est contraignante, mais cette contrainte est d'abord un moyen de récupérer de la souveraineté. Réguler, définir des standards… ce n'est pas rien dans la construction de la souveraineté. Cela signifie que la politique de la concurrence européenne peut aider la politique industrielle européenne.

Propos recueillis par Hubert Guillaud