Commençons par éclaircir le paysage si vous le voulez bien. Comment peut-on définir la souveraineté économique et pourquoi cette idée a-t-elle pris la place de la notion de compétitivité qui s'imposait jusqu'alors ?
Sarah Guillou : La souveraineté économique est la capacité d'un État à influencer l'ordre économique mondial et à ne pas être dans une situation de dépendance asymétrique vis-à-vis des autres États ou des autres acteurs de l'économie mondiale. Comme je le dis dans mon livre, la souveraineté économique est un équilibre entre pouvoir politique et pouvoir économique qui fait en sorte que la souveraineté politique ne se retrouve pas en conflit avec les pouvoirs économiques, mais offre à ces derniers une alliance avec les institutions politiques qui les confortent, les respectent, mais aussi les contraignent. Il s'agit en somme, d'une alliance de renforcement mutuel.
Cette souveraineté économique fait bien référence au concept de souveraineté politique en tant que telle, qui est la maîtrise d'un Etat sur un territoire donné, géographiquement délimité, d'un certain nombre de pouvoir régaliens, comme la sécurité, la monnaie, la défense… La souveraineté économique enfin ne s'évalue pas unilatéralement, elle est d'abord une question d'interdépendance et de degré. On n'est pas "souverain ou pas souverain" : la souveraineté c'est quelque chose qui s'apprécie par rapport à d'autres Etats, à d'autres économies. Elle ne se renforce pas en écrasant la souveraineté d'autrui !
Cette notion est venue effectivement se substituer en grande partie à l'ancienne obsession des Etats, à savoir, la compétitivité, qui est également une notion relative. La compétitivité repose elle aussi sur la concurrence. Elle permettait de comparer les nations ou les entreprises les unes par rapport aux autres. Reste que si la notion de souveraineté est devenue la nouvelle matrice pour comprendre les politiques économiques, c'est certainement parce qu'elle permet de nouvelles justifications pour l'intervention économique des Etats… Et ce, même si c'est un terme qui reste surtout utilisé en France, c'est-à-dire un pays qui a une conscience de son rôle dans le monde, qui a beaucoup prôné son autonomie politique dans les relations internationales… En France, la souveraineté semble bien une nouvelle obsession, très présente dans le discours politique.
Vous expliquez d'ailleurs que la notion de souveraineté se réduit très souvent à une forme de patriotisme économique qui semble "anachronique", comme si une forme d'autonomie ou d'autarcie était encore possible dans un monde globalisé. Bien souvent, elle s'exprime sous la forme d'une préférence nationale : qui va du acheter français, au produire français ou donner la préférence aux entreprises françaises, comme le propose "Je choisis la French Tech". Et ce alors que la "nationalité" d'un produit, d'une solution voire d'une entreprise semblent de plus en plus difficile à établir… Le "fabriqué en France" * lui-même signifie seulement qu'une partie significative de la fabrication a été réalisée en France. La montée de l'enjeu de la souveraineté est-elle une réponse à l'incompréhension de la mondialisation et de ses effets, c'est-à-dire une réponse à la crise économique de 2008 et la longue désindustrialisation ?* Y a-t-il un risque à confondre la question de la souveraineté économique avec celle du patriotisme économique ? Pourquoi n'est-ce pas nécessairement la même chose ?
Sarah Guillou : En effet, je pense que le patriotisme économique est une notion assez anachronique compte tenu du fonctionnement de l'économie mondiale. La fragmentation des chaînes de production mondiales fait que les produits comme les services, aujourd'hui, sont issus de l'assemblage d'éléments matériels et immatériels qui viennent d'innombrables parties du monde. Et c'est encore plus vrai de tous les produits qui ont un contenu technologique élevé en raison d'une polarisation de la fabrication de certains composants technologiques et électroniques, comme les minerais rares. Et aussi en raison du fait que le contenu immatériel est très élevé et que cette immatérialité, elle, est très facile à faire voyager. Enfin, la globalisation rend l'approvisionnement comme la localisation de la production plus optimisable.
"Le patriotisme économique reste une capture politique de l'opinion."
Avec la pandémie, on a vu émerger la volonté de raccourcir les chaînes de valeur pour créer des situations d'approvisionnement moins risquées pour les entreprises. On a assisté dans les entreprises comme dans les gouvernements et les instances supranationales à toute une réflexion pour repenser les chaînes de valeur. Mais repenser les chaînes de valeur ne signifie pas les supprimer. Parfois on a tenté de les raccourcir, mais on a surtout tenté de les diversifier. Pourtant, l'organisation mondiale de la production n'a pas disparu, notamment sur les produits manufacturés et les services. Avoir un produit qui n'aurait qu'une seule origine est devenu effectivement très difficile… C'est pour cela que je pense que cette question est de plus en plus anachronique compte tenu de l'organisation mondiale de la production. Le patriotisme économique consiste à privilégier les acteurs locaux au bénéfice de l'emploi notamment. Le problème c'est que cela suppose d'être compétitif partout ou d'évincer la concurrence internationale parce qu'elle est meilleure que vous par des mesures protectionnistes. Le risque du patriotisme économique c'est de projeter une vision du monde qui ne fait pas face au réel. En privilégiant des mesures protectionnistes le risque est de protéger des acteurs locaux qui peuvent être moins bons que d'autres acteurs et donc, à terme, d'accentuer leurs faiblesses, parce que se sachant protégés, ils feront moins d'efforts pour être compétitifs relativement à des concurrents étrangers.
Le risque c'est celui d'une baisse de qualité des produits ou de leur performance, donc ?
Sarah Guillou : Tout à fait. A partir du moment où la caractéristique locale est hiérarchisée comme étant prioritaire dans votre décision d'achat vous allez mettre en deçà le prix, la qualité, l'efficacité ou le caractère innovant. Cela peut se justifier politiquement bien sûr. On peut vouloir acheter plus cher certains produits pour avoir une production locale de masque ou de paracétamol par exemple, mais économiquement ce n'est pas rationnel. Durant la pandémie, on a ainsi relancé la production de masques localement… Mais regardez, moins de deux ans plus tard, ces usines ont fermé, parce que l'injonction politique et la pression de l'opinion ne sont plus là. Il faut bien peser l’avantage politique, voire de sécurité économique, et l’avantage économique.
L'autre risque du patriotisme économique serait donc d'être plus fluctuant, réactif, éruptif aux sensibilités de l'instant…
Sarah Guillou : Oui. Le patriotisme économique reste une réponse très politique à la sensibilité et à la volatilité de l'opinion. Mais la disponibilité locale des produits ne suffit pas toujours, il faut aussi pouvoir y mettre le prix, comme on l'a vu pendant la pandémie quand ceux qui étaient capables de mettre le prix sur le tarmac pour acheter des lots de masques remportaient la mise. Le prix compte toujours. Le patriotisme économique reste une capture politique de l'opinion. Vous ne trouverez plus grand monde aujourd'hui pour dire qu'il nous faut continuer à avoir des masques produits localement et encore plus quand la demande s'effondre et que les priorités changent. Le risque du patriotisme économique est de produire une politique sans lien avec la rationalité économique.
Pour revenir sur la différence entre la souveraineté économique et le patriotisme économique, la souveraineté, elle, n'est pas qu'une injonction à la production locale, mais une notion plus complexe et nuancée de maîtrise des capacités économiques et productives.
“____Les actions de l'Union européenne sont plus fréquentes aujourd'hui qu'hier. Cela montre qu'il y a un changement de paradigme sur le fonctionnement du marché mondial et qu'il y a beaucoup plus d'interventions des États sur les marchés.”
La souveraineté économique semble signer le retour à une politique industrielle, comme s'en félicitait récemment l'économiste Joseph Stiglitz. Mais laquelle ? Ne risque-t-elle pas d'imposer une vision protectionniste plus qu'interventionniste ? N'oublie-t-on pas que le risque de devenir moins dépendant des importations étrangères signifie en retour que les autres deviennent moins dépendant de nos exportations ?
Sarah Guillou : La souveraineté économique justifie de nouvelles interventions de politiques industrielles au nom de "l'autonomie stratégique", au nom de la sécurité économique ou sanitaire qui ne sont pas forcément ou systématiquement protectionnistes. En France comme en Europe, la réponse à la demande de souveraineté ne repose pas que sur le protectionnisme, que sur la protection des acteurs locaux. Aux Etats-Unis en comparaison, ce protectionnisme est plus marqué, comme le montre l'Inflation Reduction Act qui conditionne les crédits d'impôts et les subventions à la production et à l'assemblage local. On voit fleurir des politiques industrielles qui ont des tonalités de plus en plus protectionnistes pour évincer la concurrence internationale et notamment chinoise comme pour construire l'indépendance notamment sur des marchés extrêmement concurrentiels et disputés. En Europe, il y a une tradition d'ouverture plus affirmée, même si on voit apparaître des mesures de sauvegarde et de réaction aux comportements anti-concurrentiels des autres nations, comme le montre la montée des enquêtes de l'Europe sur les biais de concurrence, par exemple sur les voitures électriques chinoises ou à l'encontre d'une filiale du constructeur ferroviaire chinois CRRC. Les actions de l'Union européenne sont plus fréquentes aujourd'hui qu'hier. Cela montre qu'il y a un changement de paradigme sur le fonctionnement du marché mondial et qu'il y a beaucoup plus d'interventions des États sur les marchés. La tradition libérale et non interventionniste européenne s'efface un peu, notamment en réaction face aux interventions un peu sans scrupules des autres acteurs mondiaux. L'Union européenne semble se rendre compte que le marché n'est pas aussi ouvert qu'elle le pensait. Certes, elle réagit souvent avec lenteur, notamment à cause de son mode de fonctionnement à plusieurs qui nécessite le consensus et la discussion. Mais elle semble dans une position moins naïve et ouverte qu'elle n'était, parce qu'elle voit bien qu'en face, les acteurs ne jouent pas toujours le jeu de la concurrence.
Propos recueillis par Hubert Guillaud