Notre interview de Luc de Brabandère : "Il n'y a pas assez de philosophes du numérique"
Il y a dès lors, une liberté infinie dans l’induction ! Chacun ne voyant pas le monde de la même manière, n’oubliant pas les mêmes choses, ne créant pas les mêmes simplifications.
Les flèches oranges que l’on retrouve sur le schéma précédent représentent précisément cette subjectivité. C’est même ce que Luc de Brabandère définit comme “l'ambiguïté”. Cette ambiguïté est une “excellent nouvelle” : c’est un des principaux rouages du mécanisme de la créativité (prenez l'exemple des humoristes qui tirent partie de l'ambiguïté des mots). Elle incarne la diversité des points de vue et des interprétations. Kant disait d’ailleurs: “Tu ne vois pas le monde tel qu’il est mais tel que tu es”.
Nous avons cependant une chose commune : notre cerveau humain n’aime pas le disparate ! A chaque fois que nous contemplons quelques chose qui nous échappe (un dessin pas fini, des jeux de vision d’optique, etc.), il crée des hypothèses et cherche à résoudre ce qu’il voit. A chaque complément d’information, il s’adapte et propose des hypothèses nouvelles.
“Une idée nouvelle va être accueillie ou refusée en fonction de l’adéquation entre ce qu’elle est, et les idées préexistantes (les modèles, les hypothèses en cours, etc.)”
Et la créativité dans tout ça ? Elle est précisément une forme de pensée, qui doit trouver sa place.
Prenons l’exemple de Philips ; aujourd’hui acteur majeur dans la santé, mais avec un fond de commerce largement relié à l’électro-ménager dans l’esprit des gens.
Luc de Brabandère résume ici le parcours de Philips – tout en gardant en mémoire son schéma de simplification.
Une entreprise part toujours de gauche, d’une idée. Phillips a ensuite déduit, pendant 40 ans, ses différents produits de cette idée de base ; machine à laver, micro-onde, etc. Mais face à la concurrence moins cher, la déduction ne servait plus à rien. Il fallait changer la manière de regarder les choses (les fameuses flèches oranges).
Philips avait, dans son savoir-faire, tous les atouts pour devenir un acteur majeur de la santé. “Ils ont changé de simplification ! Et transformer cela en un nouveaux lot de déductions.”
Mais voilà, passer directement d’un micro-onde à une couveuse pour bébé n’était pas une évidence ! On ne pouvait pas déduire la couveuse de l’idée originelle. En revanche, le chemin en zig zag emprunté est quand à lui, logique…
“Combien de fois nous sommes-nous dit à propos d’une idée : “Comment n’y a-t-on pas pensé plus tôt ?” Parce que la logique n’était pas disponible !”
La créativité est notre capacité à changer de regard. On peut comprendre maintenant cette fameuse expression “out of the box” : il s’agit ni plus ni moins de sortir de cet ensemble de simplifications et d’hypothèses.
Mais plus que “sortir de la boîte”, être créatif c’est se demander quelle est la nouvelle boîte. Car l’ancienne – comme toute simplification – s’use, et ce malgré toute les innovations que vous lui prêterez (produit moins cher, plus joli, exécuté plus rapidement, etc.).
Le processus reste le même. Ou presque...
Imaginer deux personnes qui voient passer ce bateau “hybride”.
Le premier, conservateur, dira : “J’ai vu un bateau à voile avec un moteur” !
Le second, féru d’innovation, dira : “J’ai vu un bateau à moteur ! Bon, il avait gardé encore les voiles, au cas où…”
De la même manière, “la technologie n’est pas jugeable. Ce qu’elle apporte dépendra de la manière dont on la regarde !”. Allons-nous y attribuer un regard passé, ou créatif ?
Un double changemement – innovation et créativité – est nécessaire. Sinon, nous risquons de tomber dans l’absurde, comme ce fut le cas avec l’invention des premiers wagons (des diligences mises bout à bout).
“Les technologies de demain ne marcheront que si l’on change notre modèle mental et que l’on est créatif”
10 paradoxes de la créativité, Luc de Brabandère à l'USI
Au mois d'août 2008, le magazine Wired sortait un numéro intitulé “La fin de la science”. La thèse défendait le postulat suivant : avec le Big Data et les algorithmes, les corrélations suffiront. Cela veut dire que nous n’aurons plus besoin de modéliser, plus besoin de catégories. Plus concrètement, une entreprise comme Starbuck pourrait gérer ses millions de clients sans les étudier ou les morceler en catégories.
“Personnellement, je n’y crois pas” affirme Luc de Brabandère. Et de nous rappeler les 4 niveaux de liens entre les éléments :
On pense au journal de 20h par exemple : “Hier, telle équipe de foot a battu l’autre au Parc des Princes. Et ensuite : Apple lance une nouvelle montre connectée”. Aucun lien.
La corrélation : “L’équipe du Maroc a perdu. Terrible orage sur la ville à ce moment là !” Forcément, un lien se dessine dans notre esprit... Il s’agit là d’un lien statistique entre les éléments, loin de la science et de la causalité (là, le Big Data peut trouver les corrélations. Mais ont-elle toujours du sens ?)
La conjonction : ou la corrélation qui marche à 100 %. “Avec l’éclair, il y a toujours le tonnerre”. Certes. Mais l’éclair n’est pas la cause du tonnerre : il n’y a pas de lien de causalité là non plus. Et si “la science est la recherche de causes” comme le conçoit Aristote, nous ne sommes pas dans la science non plus.
La causalité : “Quand le soleil se lève, le coq chante... Mais qui vous dit que ce n’est pas l’inverse ?”. Alors oui, nous avons suffisamment d’indices pour ne pas mettre cela en doute. Mais comme le souligne Brabandère, “quand on veut définir la science de la pensée, il faut se poser ce type de questions”.
Le monde occidental est imbibé de cette idée de cause : l’éternel stade de l’oeuf ou la poule. Et Brabandère de nous citer la réflexion malicieuse d’un grand patron chinois “Chez nous, on mange les deux !”
La tournure est évocatrice : et s’il fallait enlever l’idée même de causalité ? Un des plus grands problèmes auxquels nous sommes aujourd’hui confrontés est précisément celui de l’incertitude (jusqu’où ira la puissance des machines ? Quel rôle leur sera attribué ? Comment contrôler cette technologie ? etc.)
Brabandère voit d’ailleurs deux types d’incertitudes :
Si le Big Data peut résoudre les incertitudes de type 1, il est impuissant face au deuxième. C’est ce que Brabandère appelle “le cygne noir” : un évènement très peu probable, mais aux conséquences importantes. Comment ne pas constater avec cet exemple que les règles ont profondément changé.
“On ne peut plus faire de prévisions, il faut se préparer.”
Mais comment y parvenir ?
Par la créativité évidemment. Dans le contexte actuel, nous sommes face au problème de l’infini puissance des machines. Or, l’absence de contrainte – qui est la particularité d’internet – dessert profondément l’émergence de la créativité. Première chose à faire donc, “parvenir à simuler la contrainte” déclare Luc de Brabandère.
Autre point crucial : casser les hypothèses. Pensez à Champollion qui parvint à décrypter les hiéroglyphes. Tout le monde s’y était cassé le nez avant lui. “Mais tout le monde s’était embarqué dans une hypothèse qui s’est avérée foireuse ! En l'occurrence que les signes étaient soit des idéogrammes (des symboles) soit des pictogrammes (des images).” La solution était dans la combinaison des deux.
“L’hypothèse même était mauvaise. Il n’y a pas “Ou” ! Il y a “Et”.” L’essence de la pensée complexe. La seule qui nous permettra d’imaginer le futur de la technologie.
Brabandère nous rappelle pour terminer qu’aucune idée ne née bonne : elle est une nouvelle hypothèse, qui peut, peut-être, le devenir. Le pétrole, par exemple : pendant 40 ans, nous nous sommes cantonnés à le brûler, comme si son seul but était de remplacer le charbon. Il a fallu une réelle révolution mentale pour trouver ensuite ses autres utilités, qui ont fait exploser le pétrole.
“Les Big Data, il ne faut pas les faire brûler, il faut les faire exploser”.
A bon entendeur.
USI Connect, c’est la qualité des intervenants et du contenu d’USI pendant une matinée, sur un sujet précis. C'est aussi l'occasion de retrouver des speakers USI plébiscités lors d'une conférence intimiste au coeur de Paris.
Au programme : 1h30 de conférence, 30 min. de questions / réponses en direct avec les speakers.
Le précédent USI Connect avait accueilli l'incontournable Luc de Brabandère, philosophe, mathématicien et 3 fois speaker à l'USI, pour une conférence passionnante sur la créativité dans un monde numérique (lire le compte-rendu)
“USI est le bon endroit pour parler de l’avenir de façon approfondie, sans langue de bois et avec confiance" Nicolas Bouzou
Kepler, Champollion, Darwin et les pionniers du Big Data, Luc de Brabandère à l'USI 2014